Comment ça va ? Depuis le 7 octobre, la rabbine Horvilleur est incapable de répondre à cette question simple. Elle est dévastée. Elle qui trouve d’habitude les mots justes, n’arrive plus à s’exprimer en français pour dire sa peine. Elle va alors questionner différentes personnes pour qu’elles l’aident à dénouer la douleur et la peur. Une hantise de l’antisémitisme qui grimpe. Une peur viscérale de voir l’histoire se rejouer.
Delphine Horvilleur aime s’entourer de voix singulières dans ses essais. Déjà dans « Vivre avec nos morts », elle proposais des dialogues animés, une rencontre par chapitre. Et c’est ce format qu’elle renouvelle ici.
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Elle parle grammaire française avec son grand-père, homme juif parfaitement assimilé en France, israélite patriote.
« La pratique juive des israélites, si discrète, presque invisible, cachait sans doute une peur profonde, la crainte de n’être jamais l’épouse légitime d’un pays adoré, de rester pour toujours sa maîtresse clandestine, celle qu’on renie forcément un jour pour mettre à l’abri son foyer. La dette à la patrie abritait un peu ce doute existentiel. Cette gratitude extrême était le vêtement flamboyant qui drape avec beaucoup d’élégance des angoisses et des douleurs bien juives : la peur de ne pas être aimé autant qu’on aime »
Dans un dialogue interne, elle ‘parle à sa paranoïa’, de sa peur d’être identifiée comme juive par des antisémites.
« Celui qui n’est pas héritier de cette peur ne peut comprendre ni ce qu’elle convoque, ni ce qu’elle provoque. Celui qui pense que les mots ne sont que des mots, celui qui ne sait pas qu’ils peuvent tuer, celui qui ne s’imagine pas qu’un ‘sale youpin’ lâché sur un marché peut enclencher la machine à assassiner, celui-là ne comprendra pas. Lui, il pourra se détendre. Nous ? J’en doute »
Sa grand-mère lui parle de cette chanson yiddish « donna donna donna donna, donna donna donna a do » qui dirait qu’il n’y a que Adonai pour nous sauver des pires situations. Elle lui parle de Claude François, et de l’antisémitisme, « qui s’en va et qui revient ».
« En fait, tu comprends forcément ce qu’il veut dire dans sa chanson : il parle de nous les yids. Enfin de ceux qui nous détestent, les antisémites qui nous en voudront encore et encore … parce que ça ne s’arrêtera jamais »
Horvilleur parle avec les antiracistes de la tendance actuelle à lutter contre le racisme avec des relents antisémites.
« Aujourd’hui, la haine contre les juifs s’alimente de façon paradoxale, de l’antiracisme affiché. On y fait un raccourci génial : soyons du côté des faibles, des victimes et des vulnérables. Le problème est que dans le catalogue des faibles, il y a beaucoup de monde … mais les juifs n’apparaissent jamais nulle part. Bizarre bizarre… même quand ils sont assassinés, défenestrés, brûlés, torturés, violés ou kidnappés, rien ne suffit à les rendre assez faibles, ou digne d’être protégés. Leur vulnérabilité reste toujours à démontrer. C’est comme si, même blessés ou morts, ils restaient riches et puissants ».
Je conseillerais bien à Horvilleur d’arrêter de lire Marianne et Franc-Tireur, parce qu’elle parle visiblement de milieux antiracistes qu’elle ne fréquente pas. Il n’y a que quelques bouledjistes pour nier que les juifs sont opprimés. Ils font beaucoup de bruit mais ne sont qu’une poignée. Ce qui est en revanche largement partagé, c’est une critique morale de l’antisémitisme, qui va de paire avec une incapacité à déceler l’antisémitisme latent (notamment dans les luttes pro-palestiniennes), et la tendance à relayer des discours antisémites sans s’en rendre compte. Ça, c’est une réalité partagée dans beaucoup de milieux antiracistes, qu’il ferait bon de mettre à mal avant qu’elle ne s’ancre trop fermement. Je rêve qu’on s’en saisisse sérieusement.
Elle parle du deuil des morts du 7 octobre avec Rose, une vieille « femme que la mort visite », et qu’en tant que rabbin elle accompagne dans ses derniers mois d’existence.
« ‘Dussé-je traverser la vallée de la mort, je n’aurais pas peur, parce que tu seras avec moi’ Selon la tradition le ‘tu’ de ce verset, qui marche à nos côtés dans la vallée du désespoir, n’est autre que le divin qu’on imagine nous accompagner dans la nuit terrifiée de notre solitude. Ces dernières semaines, en accompagnant Rose, il m’a semblé que nous nous murmurions continuellement ces mots l’une pour l’autre. Car dans la vallée de la mort qui nous entourait, aucune de nous n’était indemne et aucune de nous n’était seule »
Elle parle à ses enfants, mais ne trouve pas les mots pour les préserver de la violence qui s’abat. Elle demande à son fils de retirer son pendentif en étoile de David :
« Mon fils m’a regardé droit dans les yeux. Il s’est approché de moi tout doucement et il m’a prise dans ses bras. Ensuite, il a murmuré à mon oreille : ‘Pas question, maman ! Je la garde.’ Mon enfant m’a donné une leçon qui jaillit toujours à rebours dans nos histoires, la leçon qu’un fils donne à sa mère, ou que chaque génération offre à la précédente quand elle lui tient tête. Et je me suis sentie terrorisée, angoissée, bouleversée, mais incroyablement fière. »
Elle parle avec ceux qui lui font du bien, dont des non juifs à qui elle n’a pas besoin d’expliquer sa désolation. Elle chéri son ami Wajdi Mouawad de lui dire que :
« parmi toutes les haines, il savait bien qu’il y en avait une très particulière, une sorte de haine fondamentale, une détestation des juifs qui est, de son point de vue, la mère de toutes les autres. Il m’a dit que ses parents avaient planté en lui beaucoup d’amour, de tendresse et d’affection, mais qu’ils avaient aussi semé sur sa terre intérieure les graines de cette plante empoisonnée. Il m’a dit qu’il savait bien que cette végétation poussait en lui, prête à grandir et même à donner des fruits terrifiants. Mais il a ajouté qu’il avait décidé d’assécher le terrain : ne pas arroser, ni placer d’engrais sur ce marécage. Ne jamais laisser pousser les (très) mauvaises herbes. »
Horvilleur est une littéraire, je lui concède les belles images assez creuses, et m’abstiendrai de commenter trop longtemps la vacuité qui parfois les habite. En quoi l’antisémitisme serait-il une « haine fondamentale », comme il est de bon ton de le dire chez les gens biens ? Que signifie « assécher le terrain, ne pas l’arroser, ni placer d’engrais » ? On n’en sait rien. Et pour cause, loin de s’inscrire dans une lutte antiraciste, Horvilleur défend là un antiracisme moral, qui aime trouver des images assez caricaturales pour marquer nos imaginaires. Dans une certaines mesure ça marche. Ça n’explique pas du tout comment combattre l’antisémitisme, mais ce n’est apparemment pas son sujet.
Elle parle avec les féministes et leur demande de s’expliquer : comment refuser de soutenir les femmes violées le 7 octobre ? Ces femmes ne sont-elles plus des femmes ?
« Peut-être que les femmes violées, assassinées, brûlées vives étaient un peu trop masculines pour être défendues. Peut-être que le féminin est aujourd’hui symboliquement du côté palestinien, même quand des terroristes se livrent à des crimes sexuels. »
Elle rappelle ici que, pendant longtemps, les hommes juifs ont subi le stigmate antisémite de n’être pas de vrais hommes, ou des hommes trop efféminés. Horvilleur pose la question de façon rhétorique : est-ce à prèsent, dans les yeux des antisémites, les femmes juives qui ne sont pas vraiment des femmes ? Comment justifier autrement l’absence de soutien de la part des mouvements féministes ? Et elle touche là un point important. Le 7 octobre, le Hamas a utilisé le viol comme une arme de guerre. Qui s’en est indigné dans nos milieux féministes radicaux ? Bien trop peu de gens sûrement !
Elle parle avec Israël, de sa tendance à affronter les choses avec force, en idolâtrant la terre et en soumettant les habitants. Quinze jours avant le 7 octobre, à l’occasion de Yom Kippour, elle prononce un sermon devant sa communauté :
« J’ai prononcé ces mots avec beaucoup d’appréhension. Je peine à les relire aujourd’hui, tant ils résonnent comme une forme de prémonition tragique. J’ai parlé, ce jour-là, du danger que court Israël chaque fois qu’il se sent infaillible, chaque fois qu’il se croit installé et pleinement légitime dans sa propriété ou son plein droit, chaque fois qu’il oublie le visage d’un autre qui lui fait face. Il piétine alors l’histoire juive et les leçons de la vulnérabilité. […] A mon sens, le judaïsme n’est jamais affaire de puissance. Cela ne signifie nullement qu’il est condamné à la faiblesse, mais qu’il est fort d’une capacité constante à composer avec sa vulnérabilité. »
Elle parle avec le Messie du discours eschatologique qui est omniprésent.
« Les fanatiques des trois religions monothéistes les font résonner en écho. Tous veulent à leur manière précipiter la fin du monde. Il y a les évangélistes chrétiens qui soutiennent Israël pour mieux précipiter Gog et Magog, le combat final et le retour du Sauveur. Il y a les juifs ultra-nationalistes, persuadés d’accomplir la volonté divine à chaque fois qu’ils placent sur la carte une nouvelle implantation. Les voilà prêts à reconstruire le Temple de Jérusalem, à y sacrifier à nouveau vaches et moutons, et peut-être le monde entier dans un même geste. Il y a l’islam radical et ses rêves de conquête planétaire, de retour au Califat légendaire, sa passion des martyrs et son amour des pierres qui, selon la prophétie, diraient un jour : « Tiens, un juif est caché derrière moi, viens donc le tuer […] Et tous menacent de mettre le monde à feu et à sang, au nom de leurs textes ou de leurs croyances »
Cette image, qui met cote à cote les fanatiques musulmans, juifs et évangéliques, me parle particulièrement. Les médias et les politiciens ayant fait de ce conflit politique un conflit religieux, on en oublierait presque que les fanatismes religieux en question se rejoignent sur beaucoup de points. Et que ce sont eux qui prennent en étaux le conflit, obligeant chacun de leurs coreligionnaires à rallier leurs rangs. Sans quoi ils seront vus comme des traîtres.
Delphine Horvilleur termine par douter de la pertinence de la discussion, quand les mots ont perdu leur sens :
« Depuis le 7 octobre, c’est comme si nos langages ne parvenaient plus à dire, nous trahissaient constamment ou se retournaient contre nous. Les mots qu’on croyait aiguisés ne servent à rien, et ceux qu’on croyait doux n’apaisent personne. Des images, caricaturales et manipulables, ont pris le relais, sur nos écrans. Les yeux subjugués abrutissent un peu plus nos oreilles et nos cerveaux.
Parler en temps de guerre est une mission presque impossible.
Parler après la guerre est aussi complexe. Je suis bien placée pour le savoir, moi qui suis l’enfant d’une famille où l’on n’a jamais complètement retrouvé la parole, où les berceuses, la grammaire et l’humour ont tenté de couvrir les silences.
Je me demande donc comment nous pourrions inventer une autre langue, pour dire ‘comment ça va pas’. Se le dire les uns aux autres et pas juste chacun de son côté. »
Je partage ce sentiment, post 7 octobre, que les mots ont perdu leur sens. Qu’on se crispe sur les positions qu’on ne sait plus argumenter, qu’on les défend sans conscience de ce qu’elles impliquent. Mais si mes mots ne font plus aucun sens, il me reste à donner de l’écho à d’autres voix. En espérant qu’elles arrivent à parler, à casser les barrières de défenses érigées de toute part, par des puristes qui ont le doute et la nuance en horreur.
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Delphine Horvilleur a une voix qui porte. Un esprit d’analyse percutant. Un style littéraire incroyable. Et elle sait à merveille rendre un essai politique vivant : en convoquant des légendes, des histoires et des fantômes. C’est une écrivaine bluffante qui a tout mon respect. Elle a acquis une certaine notoriété, au point d’être le rabbin le plus médiatique de France, et une femme qui philosophe dans les médias mainstream quand elle veut.
Delphine Horvillleur est une libérale. Juive libérale d’accord, mais libérale tout court d’ailleurs. Elle rejette en bloc les idées radicales, elle cherche des positions conciliantes, elle tend vers la justesse, la modération, elle cumule les positions de principe. Elle croit en la puissance des mots, de la littérature (plus que dans la lutte). C’est ce qui en fait une figure télévisuelle hors paire. Vous comprendrez que je ne peux pas acquiescer à tout ce qui sort de sa bouche. Entre ses analyses fines et truculentes se promènent des sortes de fausses évidences qui me laissent perplexe. Régulièrement, je lis et relis des passages, pour m’assurer d’avoir bien compris le sous-entendu qui s’y cache. J’oscille entre ces moments où je me délecte de sa prose sur des pages et des pages, et ceux où je bug sur une ou deux lignes apparemment anodines.
Quand p.119 au détour d’une phrase, elle sous-entend qu’il était légitime de fonder un foyer juif en Palestine parce que les juifs y résidaient 2000 ans auparavant, je bug. Que fait-elle des 2000 ans d’histoire de cette terre, une terre qui ne s’est pas arrêtée de vivre après l’exil forcé des juifs? Viens-t-elle vraiment de balayer cela pour justifier la création d’Israël ? Je la savais sioniste, mais je la savais pas capable de répendre le mythe nationaliste israélien sans vergogne.
Je me suis très longtemps revendiqué antisioniste, un combat que j’ai hérité de mon père. Mais j’apprends depuis peu à cerner le sionisme dans toute sa complexité. Un mouvement politique qui va de l’extrême droite à l’extrême gauche ; des anticolonialistes pacifiques aux colons ultra-orthodoxes. Cela fait quelques années, que devant ce camaïeu politique qu’est le sionisme, j’ai arrêté de me dire anti-sioniste. Anti-qui ? Anti-quoi ? Le sionisme est, et a vraisemblablement toujours été, un très large mouvement. Je ne compte pas m’opposer à ceux qui sont partisans de la solution à deux état (qui défendent la pérennité de l’État d’Israël sur une partie seulement de la Palestine). Je ne dit pas que je suis d’accord avec eux, je dis qu’ils ne sont pas mes ennemis politiques (nuance). Et c’est à ce genre de sionistes qu’appartient Delphine Horvilleur. Alors quand je vois des activistes pro-palestiniens la mettre dans le même sac que Netanyahu, je sursaute. Non, Delphine Horvilleur ne défend pas la colonisation. Oui, elle est attachée à Israël, pour des raisons tant biographiques que spirituelles. Rien qui ne motive, pour l’anarchiste que je suis, de l’identifier comme un ennemi politique.
Je suis contre l’État, quel qu’il soit, je suis contre le fascisme, d’où qu’il vienne, je suis contre le colonialisme, où qu’il se loge. Pourquoi aurais-je besoin du mot ‘anti-sioniste’ quand j’ai déjà à disposition tout ceux-là et que je n’ai aucune envie de cracher en bloc sur tout le mouvement sioniste.
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Je sais que certaines personnes adulent Delphine Horvilleur. Elle a un certain fanclub. Je n’en fais pas partie. Si je vous invite à la lire, c’est en gardant un certain esprit critique. Sa plume est très littéraire et persuasive. Elle peut vous porter loin. J’en oublierais parfois mes boussoles éthiques.
Alors mon conseil à cette lecture est finalement celui que je donnerais pour n’importe quelle lecture politique :
- Apprends à distinguer ce qui te porte de ce qui t’emporte
- Prends ton temps pour relire des passages qui te dérangent
- Note les questions que cela te pose, pour y réfléchir à tête reposée
- Et n’éteins ton esprit critique sous aucun prétexte!
Voir en ce livre un collier de réflexions subtiles et ancrées, et ça n’enlève rien à mes réserves. C’est tout l’intérêt de lire des personnes avec qui je ne suis pas à 100 % d’accord : cerner l’étendu de nos accords et de nos désaccords. A cette lecture j’ai pu me réjouir des premiers et correctement dealer avec les seconds. C’est pourquoi j’en viens à la conseiller.
Si vous n’avez jamais lu Delphine Horvilleur, je vous conseille donc vivement de vous y mettre. Et puisque l’actualité politique n’attend pas, le plus vite sera le mieux.
Comment ça va pas ? Conversations après le 7 octobre
Delphine Horvilleur
Éditions Grasset, 2024.
16€