Davaï ! Une lignée d’insoumises russes, juives et apatrides. Lola Miesseroff

« Davaï » est une interjection que les Russes emploient à tout propos et sans cesse. Non sans raison, tant ce terme est riche de sens différents et complémentaires.[…]  Littéralement, davaï signifie donc « donne, donne-moi ». Mais il s’emploie le plus couramment pour exprimer des choses comme : « allez, on y va », « c’est parti » ou « vas-y, fais-le » ou « d’accord, OK, ça me va », ou bien, pour consoler un enfant : « allez, ce n’est pas grave » et encore en guise d’au revoir amical. J’y retrouve donc tout à la fois la générosité, le grand cœur et la bienveillance des femmes de ma lignée et aussi leur allant, leur détermination, leur capacité à passer à l’action et à y entraîner les autres. »

C’est comme cela que l’autrice introduit son ouvrage. Un livre sur l’histoire de sa famille maternelle, écrit à partir d’archives familiales et de témoignages d’aïeux. Ce n’est pas un livre d’historienne, mais une sorte de généalogie si vous voulez. Miesseroff s’arrange quelques fois avec la réalité, quand plusieurs versions différentes lui sont proposées, elle choisie celle qui lui plaît le plus. Elle raconte l’histoire familiale avec approximation, mais conviction et sérieux.

Avec « Davaï ! », nous traversons l’Europe du XIXe et XXe siècle, dans le sac de ces femmes russes juives et apatrides qui sont, toute leur vie durant, en quête de liberté. D’abord, bien sûr, nous découvrons la mère de Lola, Genia.

« Ma mère était à tous égards une femme libre, ne se laissant soumettre par aucune contrainte qu’elle aurait les moyens de contester. Elle fut matériellement indépendante dès l’âge de 16 ans, mena sa vie amoureuse à sa guise, elle eut une foule d’amants et deux enfants illégitimes illégalement déclarés, elle brava les lois en se faisant avorter sept fois, en aidant de nombreuses femmes à en faire autant et en propageant des moyens contraceptifs, elle n’alla pas chercher l’étoile jaune et sut échapper aux nazis. Enfin, elle s’extirpa du carcan salarial sans devenir ce qu’on appelle une femme au foyer pour s’occuper avec bonheur du centre naturiste qu’elle créa avec mon père, et ce sans rien concéder au petit commerce.

Pour comprendre d’où pouvait donc lui venir une telle liberté qu’elle ne semblait même pas avoir eu de peine à conquérir et qu’elle a tout fait pour me transmettre, il faut remonter dans le temps et y découvrir ce qui représente mon seul héritage, ainsi que les femmes qui l’ont, l’une après l’autre et parfois ensemble, constitué. »

Genia n’a pas vraiment conquis sa liberté, elle en a hérité. C’est l’hypothèse de Lola quand elle entame l’écriture de ce livre, et ses recherches lui donneront raison. De génération en génération, les femmes de sa famille se sont montrées l’exemple : être indépendante, engagées et fières. Lola a hérité de ça. Génia, sa sœur et ses tantes, ont chacune fédéré autour d’elles des groupes culturels ou politiques. Lola en a fait autant.

« Rosa, Valia, Jouka et ma mère étaient des femmes charismatiques et fédéraient, chacune à sa manière, une communauté sur laquelle elles rayonnaient. Même lorsqu’elles se trouvaient dans des conditions matérielles très difficiles, elles tenaient salon. Du salon révolutionnaire de Rosa au salon naturiste de ma mère en passant par la table ouverte de Jouka et la petite communauté russe autour de Valia à son retour en France, il y a une continuité, rassemblant des individus de toutes sortes, souvent singuliers et pas forcément respectables.  […] ma tribu à moi compte un certain nombre d’homosexuels et de femmes transgenres reliquats d’un long passé de lutte pour la liberté d’aimer et d’être qui on est vraiment, ma ‘famille’ étant essentiellement issues d’une vie consacrée à la fois aux fêtes noctambules et aux luttes sociales. […] Cela me convient, je n’ai pas été élevée dans une famille nucléaire mais dans une tribu, je n’ai fréquenté que très peu de membres de ma famille biologique mais eu le bonheur d’avoir une ‘famille d’élection’, je ne saurais vivre sans ma bande, mes amis, mes camarades de luttes, ma tribu, ma ‘famille’, et je suis très fière de celle que j’ai réussi à regrouper»

Aussi, en retraçant la généalogie des femmes de sa famille, Lola part à la recherche de ce qu’elles lui ont légué. Elle fait constamment des allers-retours entre ses engagements et ceux de ces femmes, entre sa liberté amoureuse et la leur, entre les solidarités qu’elle tisse et celles qu’elles ont tissées bien avant elle.

Avec cette démarche, l’autrice fait preuve d’autant de curiosité que d’humilité. Elle nous dit  en gros « je ne me suis pas faite toute seule, ce que je suis je le dois en grande partie à ces femmes ». Elle écrit pour leur rendre femmage, alors même qu’elle est entrée dans le grand âge.

Si Lola Miesseroff a toujours privilégié la famille de coeur à la famille biologique, elle écrit pour rendre honneur à l’une autant qu’à l’autre. En 2018 elle écrivait « Voyage en Outre-Gauche », et en 2019 « Fille à pédé », dans lesquels elle parlait de ses engagement militants et des ses camaraderies amoureuses passées. Il faut sans doute rappeler que l’autrice est née en 1947, et que c’est à soixante-dix ans elle s’est mise à écrire une vie bien mouvementée dans l’autonomie anarchiste. Une affinité anarchiste que ses parents nourrissaient d’ailleurs avant elle :

« C’est par le naturisme que mes parents firent leur jonction avec l’anarchisme. Chez les Libres culturistes de Provence, il y eut jusqu’au bout pas mal d’anarchistes et la plupart étaient en accord avec la conception d’Armand et de son ‘nudisme révolutionnaire’ : ‘le nudisme est […] une revendication d’ordre révolutionnaire. Révolutionnaire sous un triple aspect d’affirmation, de protestation, de libération […] Revendiquer la faculté de vivre nu, de se mettre nu, de déambuler nu, de s’associer entre nudistes, sans avoir d’autre soucis, en découvrant son corps, que celui des possibilités de résistance à la température, c’est affirmer son droit à l’entière disposition de son individualité corporelle […] la revendication nudiste est l’une des manifestations la plus profonde et la plus consciente de la liberté individuelle.’ (Le Naturisme individualiste, supplément à l’En-dehors, 1931) »

S’ils étaient anarchistes, qui plus est athées, pourquoi donc l’avaient-ils baptisés dans une Eglise orthodoxe?

« Lorsque j’interrogeais mes parents, ils me répondaient que c’était pour ‘faire plaisir au père Valentin qui avait tant insisté’, mais je soupçonne que posséder un certificat de baptême -ma mère en avait un faux- constituait à leurs yeux une éventuelle protection contre une nouvelle persécution antisémite, et puis cela devait aussi faire partie de leur désir de me voir conserver une part d’identité russe. »

Un baptême sans conséquence donc ? Pas tout à fait. Même si aucun de ses parents n’était chrétien, Lola a baigné enfant dans des références chrétiennes explicite, et d’autres juives, moins évidentes

« Si ma mère avait veillé à ce que je connaisse les contes et légendes de la Bible comme ceux de la mythologie grecque, je ne sais à peu près rien de la religion juive. Et pour cause, Génia avait acquis sa culture religieuse à la pension catholique de Bourges et en fréquentant des Russes orthodoxes -comme son beau-père- mais personne ne lui avait enseigné la religion et les coutumes juives. Pourtant sa judéité affleurait parfois inconsciemment, par exemple dans son vocabulaire qui comportait un certain nombre de mots yiddish que j’ai longtemps pris pour des mots russes. »

La judéité de sa mère, comme celle de ses tantes, est imperceptible au quotidien. Ce ne sont pas des femmes pratiquantes ou même croyantes. Ce sont des juives laïques. Mais tout comme les femmes plus observantes, elles ont dû fuir les pogroms et les camps. L’antisémitisme ne s’encombre pas de ce genre de distingo. Lola dit d’ailleurs que c’est seulement face à l’antisémitisme, qu’elle-même se sent juive.

« Reste une question lancinante : que signifie être juif dès lors qu’on est athée et qu’on ne peut revendiquer aucune des différentes cultures juives ? […] Si être juive signifie être de religion ou de tradition culturelle juive (reste à savoir laquelle), cela n’a aucun sens pour moi. Je me sens juive quand je suis confrontée à un propos antisémite. »

Miesseroff est depuis longtemps dans le refus des politiques identitaires. Bien qu’elle ne soit pas lesbienne, elle militait au FHAR dans les années 70. Elle a détesté voir cette lutte pour la liberté sexuelle de tous et toutes se transformer en lutte pour l’intégration de minorités sexuelles. Elle est d’une trempe qu’on ne fait plus. Avec Hélène Hazera, qu’elle a connu au FHAR, elle crache depuis longtemps sur l’intégration des minorités et défend des perspectives anticapitalistes et antipatriarcales révolutionnaires. Le genre d’idée qui ne courent plus trop les rues et qui détonnent par leur coté tendrement surané.

Son avis sur la situation palestinienne ?

« J’eus bien droit à ma petite crise sioniste à l’adolescence, avant de prendre le parti de la cause palestinienne jusqu’à ce que, plus tard, je comprenne qu’il ne s’agissait pas d’opposer deux nationalismes et de résoudre des questions étatiques, mais des problèmes de rapport d’exploitation et de manœuvres géopolitiques ou les travailleurs israéliens, juifs et arabes n’avaient, comme les travailleurs palestiniens, que ‘leurs chaînes à perdre’.»

Avant la « phase sioniste » de l’autrice, ses parents ont pensé en 1948 à rejoindre Israël à sa création. Dans leurs yeux, le pays prenait des allures d’une utopie devenue réalité quand ils parlaient de la vie dans les kibboutz :

« l’idéal du sionisme socialiste les passionnaient beaucoup plus. Partir en Israël, qui venait de devenir un État, pour rejoindre un kibboutz et élever leur fille dans une communauté de vie et de travail fondée sur l’égalité de tous, y compris entre hommes et femmes, sans propriété privée ni pouvoir, les faisait rêver. Il y avait cependant un ‘petit’ obstacle : mon père n’était pas juif. »

C’est comme ça qu’on apprend que son père a refusé de se faire circoncir pour se convertir, et qu’ils restèrent en France. Comme les choix radicaux dépendent de petites choses parfois!

Outre des trajectoire personnelles et familiales hautes en couleurs, ce livre offre à voir le contexte historique dans lequel ont évolué ces femmes. De la Russie tsariste, à la France pétainiste ; du naturisme provençal, à la bourgeoisie de Riga. De l’inteligentsia petersbourgeoise, au Berlin des années 1920. On voyage dans le temps et l’espace avec Lola Miesseroff! On croise des cultures aux noms inconnus.

Savez-vous qui sont les Karaïmes, ces dissidents juifs auxquels appartient le père biologique de Lola ?

« Les Karaïmes sont une population à l’identité pour le moins complexe. Ils sont adeptes du karaïsme, une branche dissidente de la religion juive présente en Europe orientale comme dans le monde arabe qui refuse le Talmud et le judaïsme rabbinique dans son ensemble pour se référer uniquement à la Torah, raison pour laquelle l’historien israélien contestataire Shlomo Sand a qualifié les karaïtes de « protestants juifs » . »

Moi qui ne connais pas très bien les grands mouvements historiques et culturels d’Europe, il m’a fallut m’accrocher pour passer d’une période à l’autre, d’un lieu à l’autre, d’une culture l’autre, comme autant de téléportations. Puis je me suis convaincu qu’il n’était pas grave de ne pas tout comprendre. Lola m’a emmené en voyage dans sa famille et je l’ai laissée me guider avec plaisir. J’ai été ballotté de langue en langue, de ville en ville un peu comme ces femmes. J’ai exploré la liberté sexuelle et les affres du mariage avec elles. J’ai marché à contre-courant dans leurs pas. Et je n’en ressors pas plus savant ou plus instruit, mais plus reconnaissant envers elles, reconnaissant d’avoir pris des chemins d’errance en quête de liberté, quoi qu’il leur en ait coûté. Reconnaissant envers Lola Miesserof évidemment, de partager cette histoire.

Cette façon de raconter l’histoire m’a rapidement fait penser à celle de Yvan Jablonka; Une histoire faite de destins particuliers qui traversent la grande histoire. Une histoire racontée qui donne vie à la froideur des frises chronologiques et des fresques historiques qu’on apprend à l’école. J’ai été très surpris de lire que Yvan et Lola se connaissent, puisque les Jablonka étaient des habitués du camping naturiste des Miesseroff. Yvan en parle apparemment dans son livre « Un garçon comme vous et moi ». Et Lola Miesseroff parle d’Yvan dans le sien. Drôle comme avec « Davaï ! », le monde est vaste et petit à la fois.

C’est donc avec un grand enthousiasme que je vous conseille ce livre d’un troisième type. Ni roman, ni essai historique. Un bâtard littéraire qui aura toute sa place dans les bibliothèques anarchistes (tous courants confondus)!

Davaï! Une lignée d’insoumises russes, juives et apatrides

Lola Miesseroff

Editions Libertalia, 2022

10€