Ceci n’est pas le résumé d’un essai anarchiste, n’allez pas y chercher de critique de l’État ou de la religion. Mais dans une recherche de radicalité antiraciste en nuance, doit-on vraiment se tourner vers ceux qui pensent comme nous, ou bien vers ceux qui nous amènent à décaler le regard ? J’opte pour la seconde option et vous propose de parcourir ce livre.
Publié il y a 4 ans, il nous parle d’une période pas si lointaine où les milieux antiracistes étaient déjà crispés, en proie à des luttes intestines. L’autrice nous propose un regard aussi radical que nuancé sur ces divisions, et sur l’antiracisme en lui-même. Cloé Korman est une enseignante de français, en Seine-Saint-Denis. Elle grandie dans une famille juive laïque, où on ne respecte pas tant la tradition juive. Il n’y a que pour Kippour qu’on ne mange pas de jambon. Si la tradition religieuse est légère, l’héritage culturel lui est omniprésent. Elle apprend vite à ne pas montrer qu’elle est juive, un héritage familiale qui remonte au moins à la Shoah.
« La vie des deux branches de ma famille, juifs alsaciens du côté de ma mère, juifs immigrés de Pologne du côté de mon père, ressemble à cette époque à une histoire d’ogres où l’on planque les enfants à la nuit tombée. Tous mes grands-parents se sont cachés, ou ont caché leurs enfants. Ces derniers on été confiés à des presque inconnus dans des campagnes ; on les a fait passer pour des catholiques, et leurs parents ont pris congé d’eux pour se cacher ailleurs, éviter de se faire repérer en tant que famille, en ignorant quand ils seraient de nouveau réunis. Récemment, j’ai eu un choc en parlant avec l’écrivain Georges-Arthur Goldschmidt, qui a également survécu pendant la guerre en étant recueilli de famille en famille, négligé par tous mais sauf, et peut affirmer aujourd’hui : « je suis un resquilleur, moi. » J’ai été très troublée par cette idée que ce sont les enfants juifs qui ont enfreints les règles, et par le fait que les enfants juifs puissent encore se considérer à quatre-vingt-dix ans comme des resquilleurs […] La clandestinité est un état dont on ne sort pas indemne. Que faire de la discrétion dans laquelle on m’a élevé, quant à l’exercice de la religion, mais aussi bien d’autres domaines ? »
Elle apprend donc rapidement la discrétion : ne pas montrer qu’elle est juive. Cela implique de « s’imposer une sorte de prudence interminable ». Ne pas porter des cheveux bouclés, mais les attacher. Ne pas afficher de portraits d’aïeux chez soi. Changer de nom de famille. Abandonner certains pratiques religieuses. De jamais dire à ses élèves, à ses collègues, qu’elle est juive. C’est :
« le souci de ne pas être repéré, de ne pas en faire trop en tant que juif, sans pour autant savoir au juste ce que pourrait être la manifestation de ce judaïsme -puisque le regard raciste essentialise, et que le degré d’expression de l’origine n’est qu’un prétexte pour anéantir celui qui le subit. Ainsi, mes grands-parents alsaciens, laïcs, ont été tout autant traqués que mes grand-parents polonais, plus observants. »
Être juive ce n’est pas une histoire de croyance en une divinité, ou en l’arrivée d’un messie, mais c’est d’abord un héritage culturel difficile à décrire pour qui ne le connaît pas. C’est d’une part devoir constamment prouver à sa communauté qu’on lui appartient -particulièrement si on n’est pas très observant- tout en cachant constamment au monde qu’on est juif en se fondant dans la masse.
Être juive c’est être détestée quand on affiche sa judéité, tout autant que quand on la cache.
Être juive c’est appartenir à une communauté qui représente 1 % de la population française, mais subit la moitié des agressions racistes référencées dans le pays.
Être juive c’est être constamment assimilée à l’État d’Israël, quand bien même on a grandi en France.
« Les juifs se définissent dans l’Histoire par leur statut d’éternels étrangers, d’altérité au sein de toutes les cultures, de peuple sans autre racines que la diaspora. La phrase de Frantz Fanon ‘Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l’oreille, on parle de vous’, me semble réversible : toute entreprise raciste, mettant en place des dispositifs restrictifs pour la définition d’un peuple, d’une nation, est menaçante pour les juifs, qui seront toujours en peine de prouver une appartenance sans mélange dans cette unité fantasmatique. »
Le judaïsme n’est pas soluble dans la société, et toute politique d’unité nationale s’opposera d’emblée au refus d’assimilation et aux particularités des communautés juives. Si Cloé Korman est antiraciste, c’est d’abord dans son refus d’une identité nationale, qui obligerait de -gré ou de force- toutes les minorités à se fondre dans une identité commune.
On peut questionner la sincérité de certains figures antiracistes qui disent vouloir lutter de front contre l’antisémitisme et le racisme sans hiérarchiser les luttes. On ne peut pas questionner la sincérité de Cloé Korman sur ce point. Elle le prouve de mille façons. Elle se désolidarise par exemple complètement de la LICRA (Ligue international contre l’antisémitisme, devenue ligue internationale contre l’antisémitisme et le racisme) en l’accusant de de s’être embourbée dans le communautarisme juif, de porter un duel dangereux avec les minorités musulmanes, en allant par exemple jusqu’à s’approprier en 2012 le concept de racisme « anti-blanc » forgé par l’extrême droite.
Cloé Korman s’attaque aux racismes dans leur ensemble, qu’ils ciblent une immigration post-coloniale ou non, des juifs ou non. Elle critique de façon radicale la continuité des politiques racistes des derniers siècles.
« Dans un contexte post-colonial, post-esclavagiste et post-fasciste (trois systèmes étatiques où le racisme a organisé officiellement la société), les démocraties occidentales admettent aujourd’hui la mixité ethnique et culturelle, elles en font même un objectif, mais le racisme y persiste sous d’autres formes : discrimination, xénophobie, ségrégation urbaine forment un tableau beaucoup plus juste d’un racisme qui ne dit pas son nom »
Cette radicalité ne l’empêche pas du tout de critiquer les tendance racistes des milieux antiracistes eux-mêmes :
« par amalgame et par refus souvent opportuniste de la nuance politique, les sympathisants pro-palestiniens, anti-impérialistes, choisissent de considérer que lutter contre l’antisémitisme serait une façon de défendre l’État d’Israël, voire expriment leur sympathie pour l’antisémitisme »
Cloé Korman pointe également du doigt que les luttes internes entre les anti-racismes laissent certaines minorités sur le côté. Des minorités qui ne subissent ni antisémitisme, ni islamophobie, et qui n’ont, de fait, pas voix au chapitre. Elle prend l’exemple des Rroms, qui subissent de plein fouet le racisme, et demande: qui s’oppose aux expulsions, aux refus de scolarisation, « aux brutalités et aux violences incessantes de la part des autorités ou du reste de la population » que subissent les personnes rroms ? A défendre la prévalence de l’islamophobie ou de l’antisémitisme, certains en oublient les autres facettes du racisme, qui ne sont pas moins violentes ou systémiques.
Pour Cloé Korman, on ne peut pas lutter contre l’antisémitisme sans lutter contre l’islamophobie et vice versa. Entre autres parce qu’à chaque attaque antisémite, il y a une hausse de l’antisémitisme et de l’islamophobie. Analyser ça c’est voir que :
1- l’antisémitisme est bien ancré, dans différents milieux de la société
2- mais qu’il est attribué exclusivement à la population arabo-berbère.
L’autrice ne tombe pas dans le trope qui consiste à nier l’antisémitisme qui existe au sein de cette population. Elle dit plutôt qu’il serait temps de s’en préoccuper sérieusement, tout en refusant le discours islamophobe qui identifie les musulmans comme seuls responsables de l’antisémitisme.
Ce double constat est selon elle un préalable à une lutte radicale contre l’antisémitisme :
« Ce dispositif est extrêmement pervers, extrêmement difficile à affronter – pourtant, dénoncer un seul des deux discours au dépend de l’autre est la meilleure façon de perdre le combat. […] Le fait de séparer les victimes du racisme, de constituer les logiques racistes et antisémites comme différentes et d’alimenter la haine entre les minorités qui en sont victimes est un dispositif aussi redoutables que grossier. Il crée de l’animosité entre ceux qui se demandent quel groupe, quelle minorité seraient mieux représentés, mieux protégés. Il empêche d’affronter le phénomène du racisme de façon plus efficace, en l’envisageant par exemple sous l’angle social, qui serait beaucoup plus décisif et permettrait beaucoup plus de solidarités »
Pour illustrer le vécu commun de relégation sociale que subissent ou ont subi les minorités racialisées, Korman emprunte un chemin escarpé qui l’amène à parler de la Shoah et des HLM. Quel est le rapport ? Elle raconte sur quinze pages ce qu’est devenu le principal lieu concentrationnaire de France : le camp de Drancy. On connaît tous l’existence de ce camp, mais pas ce qu’il est devenu. Le camp de concentration de Drancy, en Seine-Saint-Denis, a été établi dans les « premiers grattes-ciel d’Île-de-France », destinés d’origine à des logements HLM. On y a parqué des juifs avant de les envoyer en Allemagne. 63 000 juifs ont transité par ces bâtiments (sur les 76 000 juifs déportés de France, ça en fait le plus gros camp de concentration du pays). Après le guerre, les tours n’ont jamais été rasées. Elles ne sont pas non plus été érigées en mémorial. Elles ont retrouvé leur fonction d’origine et sont devenues après la guerre des HLM. Elles le sont encore aujourd’hui, au cœur de la Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre de l’hexagone. Le quartier s’appelle La Muette.
« Là au milieu des tours d’habitation les plus pauvres de l’Île-de-France, dont les habitants sont presque exclusivement issus des minorités dites visibles, minorités noires et arabo-berbères, se trouve la cité du crime de l’État français. Et personne ne sait à quoi elle ressemble. La coïncidence présente entre ce lieu de mémoire des crimes antisémites et les lieux de relégation de la France pauvre me plonge dans le malaise.
En empêchant que ce lieu, sa topographie, son organisation soient tout à fait connus, on entretient une image manquante qui va dans le sens du passé, dans le sens du processus concentrationnaire conçu pour que l’extermination des juifs reste invisible, opérée à des milliers de kilomètres de la France ou d’autres pays d’origine des juifs, pour éviter à ces pays de se savoir témoin ou complice de leur assassinat ».
Korman tisse ce fil de l’extermination des uns à la relégation sociale des autres. Un fil fragile, à manier avec précaution si on ne veut pas tomber dans le relativisme ou le révisionnisme. Mais Korman sait tisser finement et nous rappelle ici que radicalité et subtilité ne sont pas incompatibles dans l’antiracisme politique.
Une soixantaine de pages plus loin, Cloé Korman conclue son livre avec ces mots :
« Il faut penser la solidarité entre les luttes contre le racisme et contre l’antisémitisme, et mener ces combats de façon tolérante et pluraliste, en surmontant les divisions liées à nos origines sociales et culturelles – ce qui exige sans doute de surmonter le racisme au sein même de l’antiracisme. A défaut, c’est le racisme qui nous pense et nous conduit collectivement dans un monde mort, un jardin aux statues où nous irions ressembler à mort à nous-mêmes »
Le racisme nous pense et nous conduit collectivement dans un monde mort? Qu’entend-elle par ces mots graves ? Il faut y lire -et y relire!- le refus de Korman d’une identité figée et hermétique. Ce type d’identité est selon elle une construction raciste qu’il faut mettre à mal.
« Le racisme ce n’est pas seulement accuser l’autre de son altérité. C’est aussi tout faire pour qu’il n’en sorte pas, et cette stratégie est bien en place dans la société française. »
L’identité juive de Korman -loin de l’orthopraxie irréprochable- est laïque et embrouillée. Elle la dit « en zigzag », faite d’allers et de retours, de dedans et d’en-dehors. A une identité rigide, Korman oppose la capacité à s’identifier à l’Autre. A ceux qui ne partagent pas notre identité, mais nous sont si proches.
Lors d’un atelier d’écriture qu’elle anime avec des gosses de quartier populaire, elle sait s’identifier à eux:
« Alors que leur monde est amplement médiatisé, les adolescents des cités prennent la parole pour dire leur vie et celle de leurs proches, des gens qu’ils admirent ou qu’ils aiment, avec un sentiment d’être incongrus et exilés hors du récit collectif. Je crois que c’est cela qui dans l’instant me parle : de par mon identité juive en zigzag, à la fois dans et au-dehors de la société française, je m’identifie pleinement à eux dans leurs difficultés et leurs efforts pour raconter leur vie en des termes compréhensibles plutôt qu’à ceux, plein d’assurance, qui n’ont jamais besoin de se présenter. Ils manifestent ainsi leur sentiment d’étrangeté par rapport au récit national et, plus bouleversant encore, par rapport à eux-mêmes »
C’est sûrement ce qui m’a semblé le plus remarquable dans cet essai de Cloé Korman : sa façon incarnée de relire son histoire familiale -et l’antisémitisme dont elle est marquée- sans jamais se défaire de la reconnaissance des violences racistes qui ne lui sont pas familières. J’ai eu l’impression que ce qui ne lui était pas familier ne lui était pas étranger pour autant. Elle refuse de tracer des lignes claires entre les différents racismes, et s’attelle constamment à analyser ce qui les relie plutôt que ce qui les distingue. Et tout ça sans faire preuve de relativisme ; C’est un antiracisme d’équilibriste qu’elle nous propose. On analyse avec elle la finesse de ce qui rassemble plutôt de ce qui divise; Et dans une période où la radicalité politique s’exprime plus par un repli sur l’entre-soi que par une empathie fondamentale, cet essai m’a donné envie de rompre les rangs; D’arrêter de rejouer l’image d’un « eux » et d’un « nous », pour mieux me réjouir de l’altérité.
L’empathie comme moteur de radicalité politique, je dois dire que j’y crois de plus en plus. Pas vous?
Tu ressembles à une juive
Cloé Korman
Editions du Seuil. 2020
12€