Israël/Palestine : choisir son camp? #2 — Shabbat noir

Depuis octobre 2024, on observe une polarisation des positions politiques sur Israël/Palestine. Cette polarisation s’illustre par une simplification caricaturale de la situation géopolitique et des analyses campistes sur l’Histoire du Proche-Orient. Les milieux anarchistes et libertaires ne sont pas en reste. On entend ici comme ailleurs des dingueries assenées avec aplomb, et la recherche de nuances y est trop souvent balayée d’un revers de main.

Voilà quelques mois que nous tournons autour du pot, en cherchant une approche pertinente. Et nous devons l’avouer, nous ne nous sentons pas assez armés intellectuellement pour écrire sur ce sujet. D’autres le font mieux que nous. Nous entamons donc une série d’articles pour diffuser ce que d’autres ont écrit ou dit  sur le sujet. Des fictions ou des essais, quelques podcast, faits par des gens de gauche d’horizons différents. Des textes qui éclairent la situation actuelle en faisant dans le nuance. Doit-on préciser que nous ne nous retrouvons pas dans chaque idée avancée? Ceci étant dit, nous considérons que nos nos désaccords méritent autant d’attention que nos accords.

Cette série continue avec un extrait de « Shabbat noir », le premier roman de Lisa Hazan. « Shabbat noir », c’est 24h dans la vie d’une étudiante franco-israélienne à Paris. Une journée du 7 octobre parsemées de réflexions vives, les siennes et celles de ses proches. Vous pourrez lire ici, le chapitre 5 du roman. Lors d’un un rendez-vous au café entre amis, chacun égrène les difficultés rencontrées, et la sidération puis la rage qui monte devant un antisémitisme criant. Car, écrit-elle, « Jusqu’ici, aucun d’entre nous ne savaient que les juifs étaient haïs à ce point ».

Chapitre 5. Le café:

« Tout le monde était déjà là : Théo et Julie qui étudiaient le cinéma, Léa et Noam en lettres comme moi. On avait sympathisé lors d’une manifestation contre la réforme des retraites – même si je suis moins sensibles aux vieux, maintenant que je vois le monde qu’ils nous laissent.

Julie était membre d’un syndicat étudiant d’extrême gauche et voulait faire la révolution. Elle militait comme si sa vie en dépendait et peut-être que sa vie en dépendait vraiment, parce qu’on ne lui laissait aucun avenir, seulement un monde de haine, de guerres, avec un climat qui se réchauffait trop vite et des inégalités qui s’accentuaient partout. Elle trouvait fou qu’il y ait autant d’injustices, que les hommes ne naissent pas réellement libres et égaux en droits, que ce soit juste de jolis mots. Que sur la terre, qui nous appartenait à tous, des gens se trouvaient illégaux à cause de personnes un peu plus puissantes qui en avaient décidé ainsi. Elle en avait marre de voir des homme dormir dans la rue, dans le froid, et qu’on s’y habitue, qu’on s’habitue à la précarité, qu’on s’habitue à la haine, qu’on s’habitue à la souffrance et qu’on s’en fiche au fond.

Elle avait même peur d’avoir des enfants. Elle en voulait, parce qu’elle avait trop d’amour à donner, mais qu’est-ce qu’elle leur offrirait ? On courrait à la catastrophe avec le réchauffement climatique. La montée du fascisme, la guerre en Ukraine, les drames au Proche-Orient, que ce soit les Iraniens, les Syriens ou les Palestiniens … Elle militait beaucoup pour les Palestiniens. Elle rêvait de les voir indépendants.

Mais aujourd’hui, elle avait des proches en Israël, des proches peut-être décédés et aucun camarade pour la soutenir, pour compatir, pour lui demander comment elle allait.

Je n’ai plus de nouvelles de mon oncle, elle a murmuré. On pense qu’il a été tué… J’ai voulu en parler à des amis, je croyais que c’étaient des gens de confiance… Ils m’ont répondu que les juifs, on se victimisait toujours pour rien.

Sa voix tremblait.

Théo s’est indigné :

‒ Les gens sont inhumains ! J’ai parlé avec un copain de fac de l’attaque du festival, il m’a répondu que c’était mérité… Que c’était mérité !

L’incrédulité se lisait dans ses yeux, il était sidéré par ce manque d’empathie. Jusqu’ici aucun d’entre nous ne savait que les juifs étaient haïs à ce point.

‒ Je vais faire un film, il a décidé.

Il s’est senti un peu mieux. Pour Théo, le cinéma, c’était un moyen de composer avec la vie, de ne pas l’affronter de plein fouet. Les malheurs, il les voyait arriver de loin et pouvait les aborder d’un autre angle, zoomer la paix et flouer le reste. Il disait qu’avec un bon objectif on trouvait de la joie même dans la pire des peines.

‒ Si tu as besoin d’un coup de main, a proposé Julie, je suis bénévole.

Théo l’a remerciée de la tête. Il a vidé sa tasse de café d’un trait et il a soufflé :

‒ C’est fou tout de même, tous ces étudiants qui soutiennent le Hamas. S’ils n’ont pas de respect pour les juifs, qu’ils en aient au moins pour la communauté LGBT ou pour les femmes. Il n’aime personne le Hamas, pas même les Palestiniens. Leur mot d’ordre aujourd’hui, c’est de tuer le plus de juifs possible…

‒ Quand on est étudiant en lettres, est intervenu Noam, on s’identifie plus facilement à des hippies défoncés qui dansent à une rave party qu’à des terroristes qui massacrent des gens et dansent sur les corps ! S’ils étaient nés en Israël, ils y seraient allés, à la rave party !

Il s’est mordu les lèvres comme s’il se retenait de pleurer.

Léa ne participait pas à la conversation. Les yeux baissés, elle se contentait de boire son café à petites gorgées. Elle me jetait un coup d’œil de temps en temps parce que j’étais silencieuse aussi et que dans le silence on se comprenait. Tout allait tellement loin qu’on n’avait pas les mots. On sentait que quelque chose de grave se passait, qu’on était à un tournant, qu’il y aurait un avant et un après, et c’était terrifiant.

Noam, dont le regard s’était encore assombri, nous a regardés longuement avec de dire :

‒ Aujourd’hui, j’ai envie de me couper du monde.

Il a marqué une pause.

‒ Je vous le dis sérieusement. J’ai envie de me couper du monde, de m’en éloigner, de l’inhabiter. Je vous parle, mais j’ai l’impression que je ne suis pas vraiment là, comme si j’étais mort du dedans et que je faisais juste semblant. Je n’arrive pas à penser, mon cerveau est dans le flou, dans le brouillard. Je ne sais pas quoi faire, je ne sais pas ce que j’attends comme aide. Le monde est irrespirable et, pour survivre, j’oublie de respirer. C’est comme s’il y avait une bulle, une barrière entre les autres et moi, que je n’avais plus le droit de vivre trop loin, d’avoir mes propres sentiments et des pensées qui soient les miennes. Je ne peux pas me permettre d’être moi. J’ai l’impression qu’il faut que je cesse de m’appartenir, que je cesse d’être là… Qu’il faut que je joue un rôle ou que je ne le joue pas, que je ne joue rien du tout, mais au moins que je me taise, que je cesse de crier ma peine, mon angoisse pour mes proches… Et que j’ai besoin de soutien.

Sa voix a tremblé.

‒ C’est fou, hein. C’est fou que la peine des juifs, elle soit à ce point indécente. Qu’elle soit toujours de trop. Qu’elle soit toujours dérangeante. On n’aura le droit d’exister que le jour où on aura tout détruit de notre judéité.

Il a tripoté sa tasse pour se donner une contenance. Julie lui a caressé l’épaule. Il y a eu un silence et on l’a juste soutenu avec nos regards.

On venait de comprendre ce que ça voulait dire être juif. Un juif, il n’était jamais à sa place nulle part, il était toujours de trop, peu importe l’endroit, peu importe l’environnement. Même auprès des jeunes qui étudiaient la littérature ou le cinéma, qui étaient plein de bons sentiments pour le monde entier, un juif restait un juif et il était haï parce que juif. Ses drames réjouissaient les autres, sa mort réjouissaient les autres. Ou, dans le meilleur des cas, elle indifférait ; un juif de plus ou de moins dans le monde, ça ne changeait pas grand-chose à la vie, c’était accessoire, anecdotique. Les vies juives, dans le meilleur des cas, elles étaient anecdotiques. Il n’y avait personne parmi nos camarades pour entendre notre peine, pour nous écouter. Et lorsqu’on dirait plus tard « J’ai envie de mourir, je n’en peux plus de ma judéité », même les plus bienveillants répondraient « A Gaza, c’est pire », « Il n’y a pas que l’antisémitisme dans la vie », « Vous instrumentalisez l’antisémitisme. Vous ne parlez de votre peine à vous que pour taire celle des Gazaouis ».

Alors on se tairait, on garderaient notre chagrin et notre envie de crever quelque part au fond de notre cœur, quelque part où personne ne pourrait les voir, parce que certains avaient décidé que l’humain n’avait pas assez d’empathie pour deux peuples, qu’il fallait forcément choisir, et qu’évoquer la douleur de l’un c’était nier la douleur de l’autre. C’est fou comme les antisémites sont doués pour vous retourner le cerveau.

Les juifs seraient dans une solitude complète. On aurait beau chercher une oreille, on n’en trouverait aucune. On serait obligés d’être irréprochables, n’importe quelle parole de trop suffirait à nous rendre haïssables. Un jour, je m’énerverais : « Je vais lui pêter la gueule à cet antisémite de merde ! » Et des camarades de classe se ligueraient contre moi. Quelle honte de menacer un antisémite ! Ce n’est pas parce que des gens nous haïssent qu’on doit les haïr en retour ! Subir la haine en silence serait quand même la moindre des choses.

Ils n’auraient pas un mot critique envers lui, ils se montreraient compréhensifs, lui trouveraient des excuses. Mais nous, les juifs, on n’aurait aucune excuse, on était juif et ce n’était pas pardonnable. On n’avait pas le droit à la colère, pas le droit aux larmes, pas le droit à la peine, pas le droit à la détresse, pas le droit à la joie non plus, pas le droit à un autre sentiment que celui de la culpabilité. Chacune de nos émotions serait indécente.

On finirait le cerveau cramé, on finirait par vouloir crever, on en voudrait même à nos parents de nous avoir légué leur judéité et qu’est-ce qu’on faisait encore dans ce monde, alors qu’on était haïs à ce point ?

‒ Ça va ? a demandé Julie.

Je suis retournée dans le café où la discussion continuait. J’ai hoché de la tête, même si ça n’allait pas. J’ai recommencé à écouter ce qui se disait ; il est plus agréable de déprimer ensemble que tout seul. Léa a bu une gorgée de sa boisson et elle a murmuré d’une voix faible :

‒ Même les amis issus des minorités nous haïssent. Alors qu’ils devraient savoir ce que ça fait.

Je n’ai pas répondu parce que je n’avais pas envie de la blesser. Mais Théo, qui a moins de tact, a ricané :

‒ Parce que c’est réservé à la majorité, la haine ?

Léa n’a rien répondu et il a poursuivi :

Tout le monde hait tout le monde. La haine c’est le sentiment le plus unanime, celui qu’on retrouve chez tous les hommes, chez les minoritaires et les majoritaires, chez les riches et les pauvres, les profonds et les superficiels, les jeunes et les vieux ; c’est le sentiment qui nous rapproche tous, qui touche chaque être humain, qui ne fait aucune distinction entre les nationalités, les sexes, les couleurs de peau et les religions.

Il a conclu d’un ton moqueur :

‒ La haine, c’est ce qui nous rassemble.

Julie a éclaté de rire. Elle a dit :

‒ C’est vrai que ça rapproche de haïr, on devrait se haïr plus souvent.

Noam a renchéri :

‒ Hais ton prochain comme toi-même.

Même Léa s’est prêtée au jeu :

‒ Le racisme est un humanisme !

On a sorti plein de bêtises du genre et on n’arrêtait pas de rire parce qu’on était désespérés.

Mais je sentais bien que, sous le rire, la colère montait et que ça ne s’arrêterait pas. Qu’on exploserait tôt ou tard, que le militantisme ne deviendrait pas seulement un moyen de lutter mais un moyen d’exister, de dire que non, ce ne sera pas notre monde, qu’on avait le droit de vivre, qu’on avait le droit d’être respectés et que, si on n’avait pas la voix qui portait suffisamment, si on n’arrivait pas à crier notre peine, si elle restait coincée dans notre gorge sans que personne ne nous aide à la libérer ni ne s’efforce de l’entendre, on agirait quand même. Tant pis si ce n’était que du bricolage et que, dans le fond, ça ne changeait rien à la situation. Le bricolage avait son utilité, c’était affirmer aux haineux qu’on avait pas peur, qu’il y avait des choses qu’on acceptait pas, et je crois qu’à vingt et un ans on a passé l’âge d’être indifférents.

Avec Noam, Théo, Julie et Léa, on rejoindrait les groupes militants juifs, ceux qui luttaient contre la montée des haines en France et pour la paix au Proche-Orient.

Dans un premier temps, on collerait la photographie des otages israéliens dans les rues de Paris. Elles seraient vite arrachées, elles montraient des enfants kidnappés et pas des animaux disparus comme le voulait la mode de l’époque. On collerait également des affiches contre l’antisémitisme et l’islamophobie devant les universités qui ne tiendraient pas plus longtemps. On organiseraient des conférences que très peu d’associations accepteraient de relayer : « L’antisémitisme c’est trop clivant en ce moment », « on est apolitique, on ne peut pas parler d’antisémitisme », « Ça va à l’encontre de nos valeurs éthiques et morales » …

[…]

Viendrait ensuit la nuit du 24 novembre : on collerait des photographies de femmes israéliennes et de femmes palestiniennes dans les rues de Paris, accompagnées du slogan choc : « On vous croit. »

Le lendemain, on marcherait pour les femmes israéliennes violées, torturées et tuées par le Hamas, celles que les féministes avaient oubliées dans leur lutte parce que les sœurs juives sont d’abord des juives avant d’être des sœurs. Au bout d’une heure à peine, on serait dégagées de la marche pour notre sécurité, des gens voudraient nous agresser.

Je serais dépitée, humiliée, j’aurais mal au cœur qu’on ait pas le courage d’avancer, quitte à se faire tabasser, parce qu’il est des moments où les coups sont plus supportables que le silence. Je regarderais, déçue, ces femmes plus âgées que moi se résigner, lâcher leurs pancartes et quitter la marche. Je n’aurais pas de compassion pour elles, pire, je leur en voudrais, j’aurais honte de ma communauté qui n’arrive pas à hurler, qui ne comprenait pas qu’une vie silencieuse, c’est déjà une mort et qu’on n’a pas le droit de laisser des gens nous chasser, même le temps d’une marche.

Enfin, c’était des mamans et peut-être qu’elles voyaient les choses différemment. J’aurais surtout honte de moi, de les juger autant.

Avec Julie, on rejoindrait le cortège de femmes palestiniennes – le second cortège dont on se sentait le plus proche. On photographierait des femmes qui elles aussi pleuraient leurs morts et un homme nous crierait dessus :

– Vous êtes les complices d’un génocides, vous n’avez rien à faire ici ! Dégagez espèce de nazies !

Moi, je tremblerais. Julie brandirait les poings pour se donner du courage.

Puis il y aurait cette femme à côté de nous, son drapeau palestinien sur les épaules, les traits tirés par la tristesse, avec sur son dos un poids qui était aussi le nôtre, une souffrance qui nous était commune. Elle se retournerait vers Julie et moi, le regard chargé de tendresse. Elle fixerait l’homme, lui crierait des insultes. La femme à côté d’elle en crierait à son tour. Et les autres femmes crieraient aussi. Elles seraient en tout une dizaine à crier, et leurs cris résonneraient, et ils s’élèveraient de plus en plus fort, tellement fort qu’ils feraient taire cet homme, qu’ils nous envelopperaient, Julie et moi, qu’ils nous donneraient du courage et de la force, qu’ils nous donneraient l’espoir, pour le Proche-Orient, pour la France, mais aussi pour le monde en général, et au milieu de ces femmes aux couleurs palestiniennes on crierait aussi, on insulterait cet homme qui n’avait rien compris. Et je ne savais pas qu’en criant des insultes on pouvait autant appeler à la paix.

On irait plus tard, en janvier, au rassemblement de la paix. Il aurait lieu en même temps dans plusieurs villes du monde, avec des militantes israéliennes et palestiniennes, pour demander un cessez-le-feu immédiat et le retour des otages. Certains étudiants nous critiqueraient : « C’est pour les privilégiées la paix. Pour vous, les juifs ! »

Outre leur antisémitisme, ils ne connaissaient pas grand-chose de la guerre. Ils ne savaient pas ce que c’était d’avoir des proches qui mourraient, d’avoir une partie de son monde qui s’écroulait, une partie de sa vie détruite. Ils n’avaient jamais eu à lire la liste des soldats décédés, avec le ventre qui se serre, en espérant qu’aucun nom ne leur soit familier. Ils ne comprenaient pas que la pais était un cri désespéré, que c’était vouloir en finir avec la souffrance. Dans leur grande solidarité avec les Palestiniens, ils en oublieraient que les Gazaouis étaient surtout de vraies personnes qui crevaient sous les bombes. Ils avaient tellement de recul et de bons sentiments qu’ils disaient qu’être pour deux populations, pour deux États, c’était trop faible ; se contenter de la paix, c’était se contenter « des miettes ». Et c’était drôle, cette immense empathie qui ressemblait fortement à de la haine.

Au rassemblement, on ne serait pas nombreuses, mais tant pis, il faut commencer avec un petit peu.

Je photographierais des femmes serrées les unes contre les autres, tenant à la main des panneaux en anglais, français, hébreu et arabe : « Paix », « Shalom », « Salam », Justice, Respect, Humanité. Une femme palestinienne témoignerait, je serais saisie par ses paroles et j’en oublierais de la photographier.

Je la raconte ici, les photos on peut les prendre à l’écrit.

Mme Ghadir Hani se tenait droite, parlait d’une voix forte, d’une voix tellement assurée que même moi je n’osais plus douter :

– Le jour du 7 octobre, il est gravé dans nos mémoires comme un jour de malheur et de catastrophe. Quand je me suis réveillée le matin, quand j’ai commencé à comprendre ce qui se passait, j’ai appelé mes amies juives dans les villages en bordure de Gaza. Au même moment, j’ai reçu des dizaines de messages d’amis palestiniens qui me demandaient si nos partenaires pour la paix allaient bien, s’ils étaient en sécurité. Puis on a appris que notre amis Vivian Silver avait été sauvagement assassinée dans sa maison, dans cette maison qui a accueilli tant de militants pour la paix. Celle qui nous servait d’exemple a été massacrée.

Sa voix a flanché un peu, mais elle a continué :

– Comment croire en la paix après de tels actes ? Ce qui s’est passé a tué l’espoir et le peu de convictions qui nous restait. Comment croire en la paix après ces trois mois de guerre ? Comment croire en l’humain après des dizaines de milliers de victimes ? La situation à Gaza me brise le coeur. Vingt-six mille personnes assassinées, dont dis-sept mille femmes et enfants. Soixante-dix pourcent de bâtiments détruits. Que feront tous ces orphelins ? Comment vont-ils survivre tous ces mois d’hiver ? Comment surmonteront-ils la faim, la soif, les épidémies, le froid, le désespoir et les traumatismes ? Le 7 octobre a déclenché une nouvelle génération de peuples traumatisés …

A cette phrase, j’ai frémi. Elle parlait de ma génération et je m’identifiais.

– Mais moi, je refuse de capituler. Je refuse de tomber dans le piège du désespoir et de la haine. Même si je suis la dernière à rester, je continuerai de croire en la paix. Je ne suis pas seule, je représente de nombreuses personnes en Israël et en Palestine. Seule la paix mènera à la sécurité … Aujourd’hui, nos cœurs sont inquiets. Pour Noa Argamani, dont la mère qui agonise d’un cancer prie de voir revenir sa fille avant de mourir. Pour Musa Abu Khaled, onze ans, parti chercher une bouteille d’eau pour ses frères et sœurs, et qui en rentrant chez lui a découvert que tous avaient été tués par une bombe.

Nous n’avons pas besoin d’un soutien aveugle et unilatéral. Nous avons besoin d’empathie. De l’empathie pour l’autre et pas seulement pour notre camp.

Car aucun d’entre nous n’a d’autre pays.

A ces mots, la foule a applaudi et j’ai fondu en larmes. Quelle phrase terrible. Les Palestiniens et les Israéliens, on luttaient pour nos vies. On oublie trop souvent la vie derrière.

Une rabbin israélienne prierait pour la paix, dans trois langues différentes, pour maximiser ses chances auprès de Dieu. Ou pour l’universalité. Je crois qu’il y avait un peu des deux. Puis une femme supplierait : « Nous sommes des mères. Des mères endeuillés. Pensez aux mères. Je le crie à nos dirigeants, pensez aux mères ! »

Mais elle aurait beau crier, les dirigeants n’écouteraient personne. Et ça me mettrait un coup au moral, qu’on se fiche à ce point des mères.

Enfin … Aujourd’hui nous étions le 7 octobre et au café, avec Julie, Noam, Théo, et Léa, on ne pensait pas aux mères, on ne pensait qu’à nous-mêmes. On riait du monde haineux qui nous attendait parce que c’était notre seule arme de défense face à ce qui était trop grand pour nous. Puis les garçons et Julia ont dû partir et ils nous ont saluées, Léa et moi, en nous faisant des doigts d’honneur :

– On vous hait ! Ils ont dit.

– On vous hait aussi ! On a répondu.

Et on a ri parce qu’on s’aimait bien. »

Shabbat noir,

de Lisa Hazan

chez Equateurs Roman, 19€

août 2024

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