Israël/Palestine : choisir son camp? #1 — Le double mythe du Proche-Orient

Depuis octobre 2024, on observe une polarisation des positions politiques sur Israël/Palestine. Cette polarisation s’illustre par une simplification caricaturale de la situation géopolitique et des analyses campistes sur l’Histoire du Proche-Orient. Les milieux anarchistes et libertaires ne sont pas en reste. On entend ici comme ailleurs des dingueries assenées avec aplomb, et la recherche de nuances y est trop souvent balayée d’un revers de main.

Voilà quelques mois que nous tournons autour du pot, en cherchant une approche pertinente. Et nous devons l’avouer, nous ne nous sentons pas assez armés intellectuellement pour écrire sur ce sujet. D’autres le font mieux que nous. Nous entamons donc une série d’articles pour diffuser ce que d’autres ont écritou dit  sur le sujet. Des fictions ou des essais, quelques podcast, faits par des gens de gauche d’horizons différents. Des textes qui éclairent la situation actuelle en faisant dans le nuance. Doit-on préciser que nous ne nous retrouvons pas dans chaque idée avancée? Ceci étant dit, nous considérons que nos nos désaccords méritent autant d’attention que nos accords.

Cette série commence avec un texte traduit de l’allemand.  En novembre 2023, Leo Per, historien et écrivain allemand, pubie une analyse sur la situation en Israël Palestine qu’il titre « Does context matter? ». Un long texte au sein duquel il détricote ce qu’il appelle des mythes.

Ce texte a été écrit après le massacre du 7 octobre, en réaction à une lettre publique qui appelait à soutenir fermement Israël et les Juifs.

1. Le contexte compte. Une lettre datée du 27 octobre, qui se pose en soutien avec Israël et les Juifs, arrive trois semaines trop tard. Si cette déclaration de solidarité était arrivée le 8 octobre, quand le monde et en particulier le monde juif était sous le choc, on aurait pu la suivre. Ou pas. En tous les cas, elle n’aurait pas été la source de critiques. Et la condamnation morale (qui n’a jamais besoin de contexte) aurait pu imposer ces évidences : Premièrement, un massacre terroriste ne peut être justifié. Deuxièmement, celui qui célèbre les actes du meurtrier, du tortionnaire, du sadique, du violeur, du preneur d’otage, celui-là a perdu toute crédibilité morale. Ça aurait pu être aussi simple. Mais ce n’est malheureusement plus aussi simple. Car depuis le 8 octobre, les évidences morales sur les attentats ont été rattrapées par la logique intraitable de la guerre. Au moins depuis le blocus total de la bande de Gaza, mais en fait déjà quand le ministre de la défense israélien a qualifié les gazaouis d’« animaux humains » [le 9 octobre 2023], la situation locale s’est reliée au méga-contexte du conflit au Proche-Orient. En un rien de temps, la condamnation morale du massacre a été remplacée par la mémoire à long terme du conflit. Mais pas au singulier. Car il s’agit plus précisément de deux mémoires à long terme, de deux récits symboliques, qui sont hermétiques l’un à l’autre, pour mieux légitimer un camp et délégitimer l’autre. Ces deux récits, qui participent à l’émergence de deux identités, je les appellerais par la suite des mythes. Plus précisément, il s’agit de mythes politiques. Car il ne s’agit pas ici de mythologie grecque antique […].

2. Le contexte ne compte pas. Pour la plupart de ses citoyens et des Juifs du monde, Israël est l’état dont la création mit un terme à deux mille ans de persécutions (de la destruction du temple en 70 après J.-C. jusqu’à la Shoah). La symbolique israélienne, comme toute symbolique nationale, ne connaît que l’éternité mythologique. Les institutions du présent veulent se refléter dans les figures mythiques du passé. Les forces de défenses israéliennes, invaincues depuis 1967, sont héroïsées dans le récit national. On dit d’elles qu’elles sont la réincarnation des résistants du ghetto de Varsovie, des assiégés de Massada, ou des insurgés macchabées. Les ennemis d’Israël (depuis 1973 les États arabes, plus récemment les terroristes palestiniens et les milices islamistes) sont quand à eux identifiés aux nazis, aux romains, ou aux Séleucides. Un coup d’œil aux publications des réseaux sociaux suffit pour comprendre à quel point ce mythe de l’éternel auto-défense structure encore les représentations actuelles. On dépeint Israël comme une île bleue et blanche au milieu d’une verte mer musulmane, une mer qui s’étend du Maroc à l’Indonésie. Les cadavres du 7 octobre côtoient ceux d’Auschwitz et de Bergen-Belsen. Et le « meme » du moment est une photo du grand Mufti de Jérusalem Mohammed Amin al-Husseini serrant la main d’Adolf Hitler en 1941. Le message du mythe israélien est clair : depuis qu’il existe, le petit peuple juif est confronté dans un combat inégal à de puissants ennemis aux velléités exterminatrices.

3. Le contexte ne compte pas. S’il y a un tragique du conflit au Proche-Orient, c’est la ressemblance entre la structure des mythes israéliens et palestiniens. Ici aussi, un peuple trouve son identité en se dessinant comme proie d’un ennemi surpuissant. Contrairement aux Juifs, les Palestiniens n’ont cependant jamais réussi à vaincre leurs ennemis. Ils se voient comme un groupe, qui depuis le début du 20e siècle a été systématiquement dépossédé et chassé de sa terre natale par une coalition faite de colons juifs et de superpuissances impérialistes. Un groupe aujourd’hui d’un côté dispersé, marginalisé et parqué en Cisjordanie occupée, et de l’autre à la merci d’Israël et dépendant de l’aide de la communauté internationale dans la prison à ciel ouvert qu’est Gaza. Une deuxième différence entre les mythes est que les Palestiniens, parce que leur lutte ne fut pas victorieuse, endossent régulièrement de nouveaux costumes héroïques et misent sur de nouveaux héros mythiques. En tant qu’opposants au le mandat britannique, et pendant la première Intifada, ils étaient des combattants indépendantistes irlandais ; En tant qu’opposants à la colonisation juive, des SS ; En tant que Fedayin, des copies des Vietcong ; En tant que OLP, le FLN ; Et aujourd’hui ils évoquent soit le scénario du mouvement anti-Apartheid en Afrique du Sud, soit le scénario du djihad de libération du monde musulman contre l’Occident. Ici aussi, dans cette multiplicité des images, le message du mythe est clair : depuis qu’il existe, le petit peuple palestinien est confronté dans un combat inégal à la domination de la puissance sioniste.

4. Le contexte ne compte pas. Parce que ce conflit qui a plus d’un siècle s’accompagne d’innombrables expériences des deux côtés, qui paraissent valider le narratif de chacun, et que ce qui se passe en ce moment, après un court moment de choc moral, retombe fermement entre les mains des deux mythologies du Proche-Orient. Là où certains voient les velléités exterminatrices du Hamas, et la pire violence de masse antisémite depuis la SHOAH – d’autres voient une flotte aérienne qui tue des enfants, et la plus grande déportation forcée de palestiniens depuis la NAKBA. Dans ce contexte, le mythe n’est pas une fiction, mais une interprétation du réel. Il donne un sens. On appréhende un présent insoutenable en lui reconnaissant un passé. C’est humain. Et c’est en fait une bonne chose. Mais à la guerre, particulièrement s’il n’y a aucun but précis à atteindre, les deux mythes s’entretiennent par opposition et compliquent sérieusement la réorientation, la réinterprétation, sans laquelle aucune paix ne peut advenir. Pourquoi ça ? Rien ne désarme plus sérieusement le mythe que la question des causes du malheur. Poser cette question c’est chercher les multiples raisons, imbrications, circonstances. Bref, rechercher le contexte, et en premier lieu s’engager dans la recherche du contexte de tous les contextes en temps de guerre : la perspective de l’ennemi. Or le mythe immunise contre cette tentative, en parfaite entente avec la morale décontextualisée. C’est ainsi que la quête de la cause se termine systématiquement par cette logique implacable : le coupable est le responsable. Même si une partie du groupe ennemi commet le crime, le groupe entier est tenu pour responsable parce qu’il y a consenti. Le vécu manifeste de la victime empêche toute réflexion sur sa propre implication dans les événements : le mythe empêche la complicité et la compassion avec le groupe ennemi. Des deux côtés.

5. Le contexte compte. Quel rapport avec nous ? Un rapport énorme. Le double mythe du Proche-Orient est une des constructions symboliques majeure du monde global contemporain. Dans des contextes très différents, il peut donner un sens et générer de l’intérêt. Le monde arabo-musulman et les pays du Sud global reconnaissent dans le mythe palestinien leur lutte post-coloniale contre la puissance occidentale. L’Occident en revanche est fractionné en groupes, qui pour les uns se reconnaissent dans le mythe israélien – par la confrontation avec l’islamisme « barbare » et l’hostilité de cultures « non-civilisées », et/ou par une réflexion tourmentée sur leur propre antisémitisme – pour les autres se reconnaissant dans le mythe palestinien – par confrontation révolutionnaire avec le mode de vie capitaliste, et/ou par une réflexion tourmentée sur leur propre histoire coloniale.

Comme si ces deux variantes du double mythe n’apportaient pas assez de confusion, les choses se complexifient quand on prend en considération la structure interne des sociétés occidentales. Car on ne peut pas les prendre comme un bloc – qu’il soit offensif ou tourmenté – opposé à la « civilisation musulmane » et/ou au « Sud global ». Ces sociétés sont plurielles, fondamentalement différenciées et traversées par de multiples conflits. Le penchant pour telle ou telle variante du mythe dépend également de la position politique et sociale. La droite penche vers Israël, la gauche vers la Palestine, bien qu’elle soit également divisée sur la question ; le monde de la culture s’enivre quant à lui de la critique d’Israël, alors que la classe économique et politique soutient Israël ; les descendants de l’immigration arabo-musulmane reconnaissent leur propre situation précaire dans le mythe palestinien ; tandis que les milieux anti-immigrations voient leurs préjugés racistes validés par l’hostilité arabo-musulmane envers Israël. […]

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Nous n’avons pas traduit la suite du texte, qui traite plus particulièrement du contexte allemand. On aurait pu traduire d’autres extraits intéressants en dehors du contexte allemand (sur la repression du soutien à la Palestine par exemple)… Mais cette sélection nous paraissait assez fastidieuse. Cette traduction s’arrête donc là.

La suite est disponible en allemand sur le site autonome https://emrawi.org/?DOES-CONTEXT-MATTER-2882

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