L’hiver dernier, j’ai passé une quinzaine d’heures à écouter un podcast radfem. Une vingtaine d’émissions, chacune présentant une radfem, pourquoi elle est devenue radfem, ce qui l’anime dans ces positions, ce qui l’indigne ailleurs … Je me croyais capable d’écouter ça sans en être affecté. Comme un journaliste qui prétendrai ne pas être touché par ce qu’il observe. Raté. J’ai fais l’éponge. Et j’ai déprimé sévère. Dans la foulé j’ai écrit un texte, puis je l’ai mis en attente de relecture.
Quand six mois plus tard j’ai ouvert ce texte, j’ai complètement halluciné. J’avais régurgité le discours entendu dans le podcast. J’avais trouvé quelques arguments intéressants, et je les avais tourné à ma sauce. Six mois plus tard j’en étais revenu, mais je n’avais pas réalisé à quel point ce podcast m’avait retourné le cerveau. J’avais cru pouvoir être imperméable à un discours qui tourne en boucle pendant des heures. J’avais cru pouvoir ne pas m’identifier à ces meufs qui racontent leurs vies. C’était présomptueux.
Mon problème c’est pas de m’être laissé influencer par elles. Mon problème c’est que là où j’avais des doutes, j’ai mis leurs certitudes. Heureusement, ces doutes ont petit à petit repris leur place.
Est-ce que je fuis la féminité parce que c’est hyper chiant d’être une femme dans une société patriarcale ? Peut-être.
Est-ce que je succombe à un effet de groupe ? Peut-être.
Est-ce que je m’invente une oppression pour gagner en légitimité dans les luttes? Peut-être.
Ces doutes-là, je peux vivre avec, je crois. Mais les certitudes qui allaient de paire me mettaient trop mal. Une menace transgenre pèserait sur les jeunes femmes, et sur la société toute entière. Les femmes trans seraient des agents patriarcaux infiltrées pour pourrir les milieux féministes et convertir les lesbiennes à l’hétérosexualité. Le lobby trans serait un cheval de Troie masculiniste. Il faudrait faire de la lutte contre ce lobby la lutte féministe principale. Ce serait la menace centrale qui pèserait sur les femmes.
Je n’étais pas du tout dans le délire. Mais insidieusement, le doute s’était installé en moi. Pas le mien de doute, le leur. Et si les radfem étaient les victimes dans l’histoire ? … Et si la bien-pensance LGBT était vraiment incritiquable, au risque de se faire bannir des milieux progressistes ?… Et si, dans le fond, on était d’accord elles et moi ? … Un gros délire, je vous dis.
Je n’ai pas abandonné l’idée d’étudier de plus près les motivations des radfem. Mais laissez-moi le temps de m’en remettre. J’avais envie d’aborder aujourd’hui une leçon que j’ai acquise par cette expérience étrange de symbiose avec des idées radfem. Une idée qui depuis s’est affermi pour moi. Il nous faudrait:
Distinguer les doutes des autres et les nôtres
au lieu de
Chasser les doutes des autres et les nôtres
(ou d’embrasser les doutes des autres et les nôtres)
Je n’aime pas trop parler de « nous » comme ça, dans le vide. Alors je vais continuer à un peu parler de moi.
Ce qu’il y a de pas évident dans mes doutes, c’est que je n’arrive pas à les exprimer à voix haute. Je m’autocensure, tu vois. Parce que je ne connais pas beaucoup de personne à qui je puisse en parler sans craindre un retour de bâton. J’ai peur qu’on me dise que ce n’est pas assez déconstruit, pas assez radical, pas assez féministe de penser ce que je pense. De douter comme je doute. Il faudrait que je sois capable de défendre fermement mes doutes, d’argumenter en étant convaincant. Ou mais voilà, ce sont des doutes. Et je ne suis pas du tout certain qu’ils soient justes, correctement formulés ou pertinents. J’aurais du mal à les défendre. Et les rares fois où je les énonce à haute voix, je n’ai rien à dire après. Juste que « ça me questionne ».
Dans les milieux queers que je fréquente, les gens ont tendance à être sur la défensive. Je vois se lever les boucliers quand pop une idée qui contrevient à la doxa. Ça me tape sur les nerfs. Je sais que les attaques extérieures sont constantes et qu’il faut s’en prémunir. Je sais que quand on sort de chez nous on s’attend à se faire mal regarder ou mépriser pour ce qu’on est. Si je le sais, c’est parce que j’en suis. Et j’aimerais bien que ça soit considéré deux seconde. Je ne suis pas là pour faire exploser le milieu. Je ne suis pas là pour tout retourner. Je suis là. C’est tout. Et j’ai des idées, et j’ai des doutes. C’est à prendre ou à laisser.
On balaie trop vite nos doutes propres, en les assimilants à ceux de réacs finis. Est-ce qu’on a pas raison de douter, de se demander si on est sûr-e de prendre les voies qu’on prend? Douter du sens politique qu’on donne à nos vies. Du poids que le patriarcat a sur nos vies.
Perso j’arrêterai sûrement jamais de douter. Comme une sorte de transition à vie. Et j’ai envie d’apprendre à vivre avec ces doutes, à les réfléchir, sans que ça me mette dans des positions instables, intenables.
Aujourd’hui, je ne doute pas tant de ma démarche personnelle que des dynamiques de groupes qui amènent mes potes (et moi) à transitionner les uns après les autres. Il y a là un phénomène que j’aimerais bien comprendre. Et je refuse l’idée que questionner cela fasse de moi un crétin pétri de haine de soi.
J’évolue dans un milieu féministe queer radical, qui est fréquenté par de moins en moins de meufs cis fem. Je suis moi-même un déserteur de la féminité. Et sans m’autoflagéler dans les règles de l’art (d’avoir trahi ma classe ou je ne sais quoi) ça m’interpelle. Est-ce que les personnes assignées meufs refusent la féminité pour la laisser à des personnes assignées mecs ? Pourquoi ce rejet ? Pourquoi cette attraction ? Pas à l’échelle individuelle (j’ai pas besoin de savoir pourquoi on transitionnne), mais collectivement, pourquoi on choisi de déserter ?
J’évolue dans un milieu féministe queer radical, et je vois de plus en plus de personnes revendiquer leur radicalité politique par leur identité de genre. Ça m’interpelle. Je me demande ce qu’on a fait du concept de « déconstruction ». Est-ce qu’être radical c’est être déconstruit ? Est-ce qu’être déconstruit c’est déserter les rôles sociaux qui nous sont attribués ? Puis je me demande de ce qu’on a fait du concept de « genre ». Est-ce que les conditions matérielles dans lesquelles on vit comptent plus que les identités qu’on revendique ?
J’évolue dans un milieu féministe queer radical qui a poussé loin le retournement du stigmate. On accorde plus de crédit social à des mecs trans qu’à des meufs cis. A des butch qu’à des fem. A des meufs trans qu’à des mecs cis. Schématiquement. Les rôles de genre qu’on prétend combattre, on a tendance à les inverser. Ça n’implique ni domination, ni exploitation structurelle : la misandrie, l’hétérophobie n’ont jamais tué personne. Est-ce que pour autant, ils sont particulièrement pertinents, je ne crois pas. Créditer ou discréditer quelqu’une en fonction de son identité présumé, moi ça me fait vraiment pas kiffer. L’humour misandre m’a bien fait rire à une époque, aujourd’hui il me fait plutôt bader.
T’auras noté que je ne me place pas en dehors. Je participe allègrement à cette dynamique, hier plus qu’aujourd’hui mais tout de même: Je ne me démarque pas fondamentalement de mon milieu. Si je dis « on » c’est juste parce que je ne sais plus trop dire « nous ».
Ce qui m’interpelle, c’est qu’à force de contrer le discours transphobes terfisant ou ouvertement réacs, et bien on en vient à être incapables de poser une discussion selon nos propres termes. Ce genre de discussion, quant elle a lieu, est un théâtre d’étripage en règle, où deux camps se forment pour ne laisser la place à rien d’autre qu’à une baston.
Je pense que le transféminisme matérialiste a un rôle à jouer ici. Pour proposer des analyses qui prennent en compte nos vies et les rapportent aux oppressions que l’on subie. Pour ne pas voir dans nos prises de position anti-patriarcales individuelles une fin en soi politiquement (sans nier qu’individuellement cela peut être très enrichissant). Pour observer que la structure patriarcale se porte très bien, et à se demander comment on veut lui nuire concrètement.
Prendre le contre-pied des normes patriarcales nous amène, je pense, à balayer d’un revers de main des questionnements qui auraient toute leur place. On en vient à proposer des modèles de normes inversées, qui rendent désirables les positions sociales les moins enviables matériellement.
Un exemple? Transitionner signifie (particulièrement pour les meufs trans), voir sa situation économique chuter. Mais ça n’est pas vraiment un sujet. La tendance actuelle à balayer l’oppression structurelle de classe va de paire avec
- la réduction de la lutte politique à une suite de choix individuels radicaux,
- une absence de considération pour les situations économiques matérielles des unes et des autres.
Le soutien économique des une et des autres, via des mutuelles ou d’autres solidarités financières, est une exception dans nos milieux. Que chacune gère ses galère, elles ne concerneraient pas le collectif (le même collectif qui idéalise leur transition de genre, mais passons)!
Pourquoi rend-on politiquement désirable des situations sociales si difficiles? Je ne me l’explique pas vraiment. Je nous vois prendre des chemins empruntés avant nous par des potes, qui nous donnent envie de les suivre. Sorte de mimétisme. De la tenue vestimentaire, à la coupe de cheveux, en passant par la sexualité ou l’identité de genre on a tendance à tout changer au fur et à mesure que nos idées se radicalisent. Alors même que nous nous habillons toustes pareil, portons les mêmes coupes de cheveux, partageons des amitiés sexuelles et transitionnons en même temps, nous avons tendance à revendiquer nos existences comme autant de positions radicales. Et « ça me questionne ».
Quand je dis ça, je ne vois pas de péril trans, je ne vois pas de menace sanitaire … et je ne dis pas qu’on va regretter en masse d’avoir transitionner (on va bien, merci!). Je me demande juste ce qu’implique ce changement collectif et social concrètement dans notre rapport au monde. Qui est-ce qu’on laisse sur le carreau (comme dégats collatéraux), et comment ça influence nos perspectives de changements politiques radicaux (nos perspectives révolutionnaires si tu veux)?
Ça fait plus d’un an que j’écris et réécris ce texte. Certaines diront que ce n’est pas bienvenu de le publier maintenant, au milieu d’un shitstorm politico-médiatique anti-trans. Mais peut-être que justement, la temporalité s’y prête.
Quand Moutot et Stern publient un torchon complotiste qui fait du lobby trans une menace pour les femmes « biologiques », je dégobille et j’enrage tout autant que mes adelphes. Et tout de suite après je déteste voir ce genre d’épisode nous amener à rigidifier nos positions, à rejeter toute critique, évacuer tous nos doutes. Je ne défends pas le « circulez y’a rien à voir » que porte les tribunes médiatiques mainstream. C’est un discours publique défensif. J’aimerais qu’il ne nous empêche pas d’en avoir d’autres, plus fins (pas nécessairement à voix basse). Parce que balayer le débat interne à nos milieux d’un revers de main ne me paraît pas une si judicieuse idée. Sauf si l’on tient à sombrer dans un dogmatisme rance, et à entretenir l’idée qu’on est seuls, en lutte contre tous.
Oui, il y a une droitisation alarmante du débat public. Oui, nous sommes attaqués de toutes parts par des fachos à gueule d’ange. Mais faire front en n’opposant qu’un seul discours, qu’une seule réponse: qu’il n’y aurait rien à questionner chez nous et tout à défendre; bah à mon sens c’est une stratégie assez puante.
Je prends le parti de dire que nos contradictions, nos oppositions, nos expérimentations et nos incertitudes, ne sont pas à mettre sous le tapis. Ni aujourd’hui, ni demain.
Je prends le parti de dire que nos contradictions, nos oppositions, nos expérimentations et nos incertitudes ne constituent pas nécessairement des ruptures. Et que dealer avec elles nous renforcerait plus que de les taire.
Je prends le parti de dire que nos contradictions, nos oppositions, nos expérimentations et nos incertitudes existent déjà. Et que c’est sûrement ce qui fait la vitalité de nos mouvements féministes radicaux.
J’ai des doutes, tu as des doutes, nous avons des doutes. Et nous gagnerions à pouvoir en parlons sans crainte. Parce que se méfier constamment du backlash qui vient des facho est déjà une lourde charge, nous gagnerions à cesser de considérer nos propres errances comme des menaces à l’intégrité de nos communautés.
Le dogmatisme n’est pas une réponse désirable aux attaques que nous essuyons, de ça au moins, je suis certain.
PS:
1- Voici trois vidéos (pas franchement radicales) analysant l’offensive réactionnaire anti-trans:
- « Comment la droite réactionnaire construit une « question trans » ? », par Toutes des Femmes, juin 2022
- « Transphobie: la nouvelle panique des médias et de l’extrème droite », par Rhinocéros, mai 2024
- « »Transmania », Les républicains, Zemmour : Pourquoi ils sont obsédés par les trans? », par Le Media, mai 2024
2- Voici deux textes qui (à mon sens) répondent au shit-storm politico-médiatique anti-trans sans sombrer dans le front unitaire dogmatique:
- « brebis galeuses et boucs émissaires » en réponse au livre de Vanina (OCL)
- « On est là même si Vanina nous veut pas » également en réponse au livre de Vanina (OCL)
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