Tant qu’il restera quelque chose à détruire, de Mag Lévêque

On m’a fait découvrir une pépite de poésie. Moi qui n’en lis jamais. J’ai entendu l’autrice lire son recueil. Et elle m’a bouleversé. Mag Lévêque, elle s’appelle. Elle parle d’un viol conjugal sans jamais dire comment ça s’est passé. Elle parle de la déflagration en elle. De l’omniprésence de son violeur en elle. Il semble impossible de réussir à s’en débarasser.

Elle a, dit-elle, « avalé son fantôme » :

« J’ai peur de trouver ton fantôme dans mon lit

il vient

quand je suis seule à veiller sur moi-même

il ne m’étrangle pas

sinon ça serait supportable

parfois,

je me réveille enfermée dans une cage de

verre

mais personne ne la voit

ton fantôme est si gros qu’il déborde de moi-même

il habite mon espace autour

[…] je suis une zone occupée »

.

Ici un fantôme. Là une forêt, ce mec est partout en elle. Il ne lui laisse aucun répit. Et elle lutte. Elle tente de survivre à l’invasion. Elle s’arme pour être prête à riposter. Mais la bataille a lieu en son sein.

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« une forêt de toi à poussé et il n’y a pas de clairière

je marche en rond dans une allée sans fin

autour de moi

mon bataillon

veille à ce que tu n’approches pas

mais tu es déjà là

mon sang tourne en rond dans mon corps

sans fin

TRANSFUSEZ-MOI »

.

«Tu es déjà là ». Au début du recueil, Mag Lévêque s’adresse au violeur. Le type est partout. Elle écrit en s’adressant à lui. Puis, en tournant les pages du recueil, il s’efface.

« Toi » devient d’autres femmes. Celles avec qui Mag Lévêque se renforce. Ses adelphes.

Celle qu’elle aime et dont elle dit: « J’ai la certitude qu’en cas d’avalanche tu viendras me chercher ». Un bout d’amour salvateur.

On la voit respirer à nouveau. Pas comme si rien ne s’était passé. Mais les poids qui la lestaient deviennent des armes, qu’elle dirige contre lui.

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« J’enlève des poignées de billes

en plomb de mes poches

elles étaient cousus en moi

elles roulent derrière

se glissent dans des frondes

et des fusils

et des doigts »

.

Elle entreprend de se délester plus encore.

Pour terminer de le chasser, elle enterre le type qui l’a violé.

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« Je veux vider ma vie de toi

[…]

tu ne mérites l’éternité

auprès de personne

[…]

je creuse et dépose

la boîte et

une photo de toi décapitée

des pierres pour

que tu ne reviennes pas

je jette dans la tombe des fleurs de colza »

.

Le recueil pourrait se terminer là-dessus. Quand Lévêque a prononcé ces dernières phrases, j’étais soufflé. Un moment, le temps s’est arrété. Son écriture m’a touché au coeur. Des mots acérés et simples pour décrire l’indicible.

J’avais réussi jusqu’ici à ne pas pleurer. Elle restait debout et me donnait envie de tenir bon. J’avais retenu mes souvenirs à moi, mes larmes avec. C’était son histoire, pas la mienne.

Mes digues ont sauté à l’écoute que la postface.

Il s’est dit de ce recueil qu’il était une ode à la résilience. L’histoire formidable d’une femme violée qui dépasse son trauma. Et Mag Lévêque n’a pas vraiment apprécié le compliment. Le comble pour une survivante de viol, c’est bien de cracher sur la résilience. Et Lévêque n’hésite pas. Elle y va avec la cuillère à glace. Incisive et limpide. Elle taille.

Voici la postface dans son intégralité:

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« Je veux parler de la résilience

On m’a dit que mon travail, ma démarche, mon parcours son résilients

La résilience,

c’est sauter la haie et gagner la course quand l’organisateur vient de te fracturer le bassin.

On me parle de ma résilience pour me féliciter parce que j’ai survécu.

La résilience

c’est n’avoir pas d’autres choix que d’avaler l’amère poignée de verre pilé, pas d’autres choix que l’oubli, le pardon et les valeurs chrétiennes. C’est la seule arme qu’il reste quand l’armurerie est cambriolée, c’est t’amputer toi-même puisqu’il n’y a

ni table d’opération ni docteur ni anesthésie.

J’ai écrit ce livre parce que je n’avais pas le choix : la résilience, c’est la solution par dépit, c’est tout ce qui ne te tue pas te rend plus forte, c’est lire dans les yeux le courage, l’admiration et la pitié.

Pourquoi nous félicitons-nous de nous être sauvé.es de justesse ?

La résilience,

c’est compter celleux qui manquent,

pour qui il n’y a

ni courage ni pitié

ni vertu,

les irrécupérables.

C’est le placebo qui peut te sauver mais qui ne suffit pas

t’as beau bouffer

de la résilience à toutes les sauces et à tous les repas

la violence finit toujours

à force

par te décapiter

la résilience est une fiction

que nous nous racontons pour rétablir une histoire où nous sortons vainqueurs et vainqueuses malgré les apparences, une histoire pour trouver le sommeil.

A qui profite la résilience ?

Quand on me dit que je suis résiliente, j’entends qu’on me félicite d’être redevenue fonctionnelle.

Je vois celleux qui manquent. Celleux qui manquent me manquent.

J’ai survécu

je dis à mes fantômes

On m’a entendue

je dis aux limbes de voix prises entre ciel et terre

Je prie mon dieu pour qu’elles trouvent la paix, la vraie paix que dieu seulement donne et puis le paysage.

Ce livre

est un livre pieux.

Ce livre

est un livre guerrier

ce n’est pas un livre fait pour sauter la haie,

ou pour transformer

ma peau en kevlar mais

pour ouvrir un chemin entre le pardon et la haine

une route à emprunter pour battre la campagne, les mains jointes à celles et ceux qui comme moi

naquirent de la rage et l’amour

la ruine et la gloire

l’orgueil et les larmes

Plutôt que résiliente je voudrais

qu’on me voit prête à tuer et rire pour mes sœurs et inventer un monde où nous pourrons nous repaître

de tempête et d’eaux calmes sans nous manger nous-mêmes

la peau, les os, les nerfs, sans endormir nos feux

là où nous serons

les guerrières et les nonnes

la paix dans la guerre,

la guerre dans la paix je dis à mes sœurs mortes et folles

Alors nous serons immortel.les. »

.

Je ne peux qu’adhérer à cette critique de la résilience, mais je n’ai pas les mots pour commenter. Je ne saurais pas mieux les choisir que la poétesse. Vous excuserez ma difficulté à chroniquer ça, le recueil et la postface. La forme poétique et sa façon de parler du viol, les deux me laissent sans voix. Ça parle à mon cœur sans passer par mon cerveau. D’où les larmes, de tristesse et de joie.

Je vous invite à aller lire « tant qu’il reste quelques chose à détruire ».

C’est un pépite. A offrir et faire tourner.

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Tant qu’il restera quelque chose à détruire

Mag Lévêque

Blast éditions. 2022

11€