Comment parler des livres que l’on a pas lu ?

Encore un livre sur la culture, cette fois-ci la culture littéraire. Un livre qui questionne la limite a priori évidente entre ‘avoir lu’ et ‘n’avoir pas lu’. Est ce qu’on peut parler avec justesse des livres qu’on a pas lu ? L’auteur, Pierre Bayard, répond oui. Et il sait de quoi il parle. Il est professeur d’université en littérature. Et ne lit que très peu. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir une large culture littéraire. De parler de livres qu’il a parcouru. De livres dont il a entendu parler. De livres qu’il a oublié. Et même de livre qu’il ne connaît pas du tout. Le propos de Bayard est de dire que culture littéraire et lecture n’ont pas grand-chose en commun. Et comme ce n’est pas du tout une évidence, il a écrit un livre sur le sujet.

Le livre se découpe en trois parties. Et j’ai envie de vous coller ici le sommaire, parce que même si vous n’avez pas le livre sous les yeux, il vous en dira beaucoup sur son contenu.

« PROLOGUE

DES MANIERES DE NE PAS LIRE

I) Les livres que l’on ne connaît pas

II) les livres que l’on a parcourus

III) Les livres dont on a entendu parler

IV) Les livres que l’on a oublié

DES SITUATIONS DE DISCOURS

I) Dans la vie mondaine

II) Face à un professeur

III) Devant l’écrivain

IV) Avec l’être aimé

DES CONDUITES A TENIR

I) Ne pas avoir honte

II) Imposer ses idées

III) Inventer des livres

IV) Parler de soi

EPILOGUE »

Voilà un sommaire plutôt clair. Il donne à réfléchir à lui seul. Dans le livre, dans ses mots eux-mêmes, Pierre Bayard est plutôt clair. Une ou deux idées par chapitre. Chacune illustrée par un exemple. Résumée à la fin du chapitre en quelques paragraphes succincts. Sa structure est simple. Si ce livre est une méthode pour le non-lecteur, il est aussi facile de le parcourir en diagonale. Moi, j’ai lu et relu la première partie avec délectation, avant de m’aventurer au reste.

Je ne sais pas vous, mais moi, ça m’arrive tout le temps de commencer un livre sans le terminer. Si le livre me transcende, je n’ai aucune envie qu’il se finisse. Si le livre m’ennuie ou me débecte, je n’ai aucune envie de le finir. Et ma bibliothèque est pleine de livres inachevés. Sur ma table de nuit, une pile de livres à-moitié-lus attendent que je les lise. Terminerais-je un jour « Rêver l’obscure » de Starhawk, « A propos d’amour » de bell hooks ou « le désert de la critique » de Renaud Garcia ? Je ne crois pas. Mais ça ne m’empêche pas de parler d’eux de temps à autre. Avant de lire Pierre Bayard je ne disais pas « j’ai lu à moitié ce livre ». Ou alors pour dire que je l’avais trouvé détestable. A vrai dire, j’ai déjà écrit des résumés de livres que je n’avais pas lu en entier. Parfois sans dire qu’il s’agissait d’une lecture inachevée. Mais il se pourrait bien que j’assume un peu plus à l’avenir de ne pas finir les livres.

Je vais essayer de donner du livre de Bayard une « vue d’ensemble ». C’est l’expression phare de « comment parler des livres que l’on a pas lu ? ».

« la culture est d’abord une affaire d’orientation. Être cultivé ce n’est pas avoir lu tel ou tel livre, c’est savoir se repérer dans leur ensemble, donc savoir qu’ils forment un ensemble ».

Être cultivé ce serait ne pas avoir lu tant que ça. Bayard ose écrire que ceux qui ont la culture littéraire la plus large sont des gens qui n’ont pas beaucoup lu. Pas de livres de bout en bout en tout cas. Parce qu’avoir une vu d’ensemble ce n’est pas compatible avec la connaissance des entrailles d’un livre. Car la lecture de bout en bout s’appesantit sur les détails, et délaisse la généralité. Cette vue d’ensemble, on peut la choper en lisant le sommaire, en survolant le livre, en écoutant d’autres en parler… Mais la lecture exhaustive d’une œuvre n’est d’aucune utilité pour la culture littéraire. C’est ce que prétend Bayard. On peut parler des spécificités d’un ouvrage sans l’avoir lu entièrement. On peut comparer les ouvrages, les trier, les relier sans les avoir lu entièrement. Alors, à quoi bon lire ? D’un point de vu purement utilitariste, lire serait contre-productif :

« Celui qui met le nez dans les livres est perdu pour la culture et même pour la lecture. Car il y a systématiquement un choix à faire, de par le nombre de livres existants, entre cette vue générale et chaque livre, et toute lecture est une perte d’énergie dans la tentative difficile et coûteuse en temps, pour maîtriser l’ensemble.

La sagesse de cette position tient d’abord à l’importance qu’elle accorde à l’idée de totalité, en suggérant que la véritable culture doit tendre à l’exhaustivité et ne saurait se réduire à l’accumulation de connaissances ponctuelles. Et la quête de cette totalité par ailleurs à porter un regard différent sur chaque livre, en dépassant son individualité pour s’intéresser aux rapports qu’il entretient avec les autres »

Les rapport qu’un livre entretient avec les autres… Voilà qui me ramène à la description de la compétence artistique par Bourdieu et Darbel : mettre en lien les œuvres d’art les unes entre elles. Pierre Bayard parle de « bibliothèque collective » pour parler de la la carte mentale de la littérature qu’on a en partage.

Par « bibliothèque collective », entendez plutôt « bourgeoise ». Chez Bayard, il n’y a pas de rapport de classe à la littérature. Et ça manque cruellement à l’analyse. Il est psychanalyste (pour de vrai) et privilégie l’analyse du rapport psychique au rapport social. Quand il parle de « bibliothèque collective » il n’évoque pas le fait qu’il puisse y avoir, selon les milieux sociaux, des « bibliothèques collectives » différentes. Il envisage des différences selon la « culture » sans plus préciser ce qu’il entend par là.

« La plupart des échanges sur un livre ne portent pas sur lui, malgré les apparences, mais sur un ensemble beaucoup plus large, qui est celui de tous les livres déterminants sur lesquels se basent une certaine culture à un moment donné. C’est cet ensemble, que j’appellerai désormais bibliothèque collective, qui compte véritablement, car c’est sa maîtrise qui est en jeu dans les discours à propos des livres »

Parler des livres. Se faire mousser pour avoir lu tel ou tel livre. C’est bien une activité des classes intellectuelles supérieures. Classe à laquelle appartient Bayard puisqu’il est professeur d’université. Alors une fois n’est pas coutume, l’auteur porte les œillères de sa classe. Il généralise à toute la société son milieu social. Et quand il nous parle de « ne pas avoir honte » de n’avoir pas lu tel ou tel livre, il évite encore la question de la classe. De qui parle-t-il quand il écrit :

« En parlant des livres, c’est donc bien plus que des éléments étrangers de la culture que nous échangeons, ce sont des parties de nous-mêmes qui nous servent, dans les situations angoissantes de menace narcissique, à assurer notre cohérence intérieure […] Ainsi conviendrait-il, pour parvenir à parler sans honte des livres non lus, de nous délivrer de l’image oppressante d’une culture sans faille, transmise et imposée par la famille et les institutions scolaires, image avec laquelle nous essayons en vain toute notre vie de coïncider »

Comme si s’identifier à des livres qu’on a aimé n’était pas un comportement de la classe supérieure. Comme si tout le monde était pareillement opprimé par cette culture livresque. Comme si se délivrer de cette culture oppressante était une affaire purement individuelle.

« Car la vérité destinée aux autres importe moins que la vérité de soi, accessible seulement à celui qui se libère de l’exigence contraignante de paraître cultivé, qui nous tyrannise intérieurement et nous empêche d’être nous-même. »

Vous voilà avertis. L’objectif bien libéral de Bayard est de se libérer de la tyrannie de l’exigence de paraître cultivé. Pas de la mettre à mal. Mais de s’en extirper. Ce livre est donc un manuel adressé à des individus, qui chacun dans leur coin cherchent des outils pour esquiver les exigences culturelles des classes supérieures. Il va jusqu’à prétendre qu’on ne risque absolument rien à laisse tomber les masques.

« Il n’y a donc aucune raison, à condition d’en trouver le courage, de ne pas dire franchement que l’on a pas lu tel ou tel livre, ni de s’abstenir de s’exprimer à son sujet. »

Bayard conclu ainsi un chapitre dans lequel il raconte l’histoire d’un professeur de littérature anglaise qui aurait perdu son poste après avoir avoué n’avoir jamais lu Hamlet. N’y a-t-il vraiment rien à perdre à se montrer non cultivé ? Il vient lui-même de prouver le contraire. Œillère, quand tu nous tiens…

Tenir la non-lecture secrète. Ne pas avouer ses faiblesses culturelles. Ce n’est pas simplement manquer de courage. C’est souvent s’épargner la violence sociale de classe.

On pourra me dire que j’en fait des tartines sur la classe dans cette chronique. C’est sûrement parce que je n’en reviens pas de lire un livre qui prétend déconstruire la lecture et qui jamais n’épelle le mot de « classe ». La déconstruction et l’analyse matérialiste ne sont pas si copines que ça …

Au lieu d’assumer qu’il n’ont pas lu un livre, les gens cultivés parlent des livres qu’ils n’ont pas lu. Comme s’ils les avaient lu. Et ils font ça tout le temps. Il fait bon citer Proust chez les gens cultivés. Pierre Bayard est spécialiste de Proust. Il vous le dira : la majorité de ceux qui parlent de Proust ne l’ont pas lu. Une exemple ? Dans son éloge à Proust, Paul Valéry donne une définition du roman. Définition qui convient selon Pierre Bayard pour l’essentiel des romans. Mais, manque de bol pour Valéry, pas pour les romans de Proust. Il a voulu briller. Et il brillera par son analyse auprès de ceux qui n’ont pas lu Proust. C’est déjà ça. Devant l’esbroufe dont font preuve les « gens cultivés », rappelez-vous que ce n’est pas parce qu’ils parlent d’un livre avec assurance, qu’ils ont lu ce livre.

Je n’ai pas lu Proust. Ça ne m’empêche pas, devant une odeur ou un goût qui m’évoque un souvenir d’enfance, de parler de « Madeleine de Proust ». Pourquoi se priver d’une expression si délicieuse ? Après, vous ne me verrez pas écrire une éloge à Proust. Je manque de culot j’imagine. Briller pour la connaissance qu’on n’a pas vraiment, et passer pour cultivé, c’est surtout une question de culot semble-t-il.

C’est quoi le rapport avec la déconstruction ? Et bien avec ce livre on est en plein dedans. Pour Bayard, la non-lecture n’est pas le contraire de la lecture. La non-lecture serait le lot de tout lecteur. Lire de travers, lire en diagonale, sauter des pages, lire la fiche wikipedia … La non-lecture ce serait lire, mais lire ‘pas comme il faut’. Un comportement qu’en fait tout lecteur a devant un livre, mais ça fait mauvais genre de l’avouer. Parce que lire un livre, ce serait le lire de bout en bout, sans sauter une page. Ce qu’offre Pierre Bayard, c’est donc la déconstruction du concept de lecture. Et à l’heure où toute l’élite culturelle s’alarme de voir la jeunesse lire de moins en moins de livres, je dois dire que ça fait du bien de se poser pour se demander « mais déjà, c’est quoi « lire » un livre ? ». Et la définition est moins facile qu’il n’y paraît.

« Comment parler des livres que l’on a pas lu ? » n’est pas le premier à questionner la lecture. Mais ce n’est pas comme si cette réflexion avait passé les murs de de l’université. Jusqu’ici on tient à la distinction claire entre lecture et non-lecture. Jusqu’ici les enquêtes sociologiques vous demandent « combien de livres avez-vous lu ces douze derniers mois », et ils s’imaginent que ça reflète votre activité de lecture et par extension votre culture littéraire. Il y a les ‘grands lecteurs’, les ‘faibles lecteurs’ et les ‘non-lecteurs’. Le genre de catégorie bien pratique pour la statistique mais qui ne reflète pas du tout nos vies. Déjà c’est quoi un livre qui vaut la peine d’être cité ? Et puis c’est quoi lire un livre ? Essayez de répondre à ça … Alors savoir combien de livres on a lu ces douze derniers mois, non, ça n’a rien d’évident. Pierre Bayard, lui, balaye cette distinction entre lecture et non-lecture. Est ça ouvre à plein de réflexions autrement plus subtiles. On peut trouver ça bien perché sur certains bout. Il s’écoute régulièrement parler et part à la recherche d’analyses subversives sans se demander s’il est vraiment intéressant de nous en faire part. Mais dans l’ensemble. C’est un chouette livre.

Parce qu’il se lit bien. Se relit bien. Se survole bien. Mais aussi parce que si t’es toi-même un lecteur assidu, il te parle de trucs que t’as déjà observé sans vraiment les analyser. Il t’ouvre plein de pistes de réflexion sur des sujets qui sont plutôt des impensés. Et balaye pas mal d’a priori qui te semblaient évidents. Un livre sur la lecture, ça a quelque chose de méta. Du genre, tu lis chaque chapitre en te sentant plus intelligent. Ça te donne envie de t’affirmer. De t’exprimer même sur des sujets que tu ne maîtrises pas. De prendre des livres à parti pour illustrer tes opinions. De faire dire tout et n’importe quoi à un bouquin si ça peut t’être utile dans une conversation. D’oublier les livres pour mieux les réécrire à ta sauce.

On est dans une culture où citer un livre est une argument d’autorité. Pourquoi laisser ça à ceux qui maîtrisent la littérature mieux que toi ? Pourquoi ne pas désacraliser la culture littéraire pour en faire un terrain de jeu, de bluff, de théâtre. « Comment parler des livres que l’on a pas lu ? » : en faisant comme-si. Y aller au culot. Et au passage se foutre de la gueule des gens qui te prennent de haut. Ce livre n’a absolument rien de révolutionnaire. Mais il est subversif en cela qu’il propose d’arrêter de se conformer à la morale littéraire dominante. Et ça vaut ce que ça vaut.

Si tu traînes dans un milieu qui tient en haute estime la culture littéraire, alors ce livre peut s’avérer être une sorte de manuel de survie. Une description claire de comment devenir cultivé. Un kit pour éviter d’être démasqué comme pas assez cultivé. Un manuel de l’esbroufe en milieu intellectuel. « Le B.A.-BA du transfuge de classe ». Ça aurait fait un bon sous-titre.