L’amour de l’art

J’ai enfin lu un bouquin de Pierre Bourdieu. On m’avait dit que c’était illisible. Peut-être que c’est son co-auteur, Alain Darbel a rédigé celui-là. Parce que j’ai compris l’essentiel.

‘L’amour de l’art’, c’est bien plus qu’un simple essais, puisqu’il s’agit de la synthèse des analyses d’une méga-étude sociologique menée vers 1965. Bourdieu et Darbel se sont intéressés aux visiteurs des musées d’art européens. A leur classe sociale, à la culture bourgeoise et à la façon dont elle se transmet.

Si ce livres et un livre de référence, c’est parce qu’il a critiqué les premières politiques de « démocratisation de la culture » en disant : ça ne marche pas votre truc. C’est le genre de bouquin dont plein d’artistes et cultureux ont entendu parler, et que peu de gens ont lu. Quand ils veulent critiquer la culture comme un instrument de reproduction sociale, ils citent ce livre.

A mon grand étonnement, j’ai trouvé ça abordable. Il m’a fallut sauter quelques passages statistiques et des citations, mais le gros du propos était clair. Et je me suis dit que ça interesserait peut-être quelques curieux de lire une chronique de ce livre.

Ca fait une paye que je crache sur l’art et la culture, et les artistes, pour ce qu’ils portent de paternaliste et d’élitiste. Je me sens un peu seul sur ce créneau. Les seuls personnes qui ont un avis sur le sujet ont elles-mêmes un pied dans la culture et y trouvent leur compte. Ou bien c’est des militants qui adulent les cultures populaires, en faisant l’impasse sur la critique de la culture bourgeoise. La lecture de ‘l’amour de l’art’ m’a donné du grain à moudre pour alimenter ma critique de la culture. Elle m’a entre autres permis de choper une idée claire de ce qu’est la culture légitime, particulièrement dans la peinture.

En peinture, être cultivé, c’est posséder une compétence artistique. La compétence artistique c’est quoi ? C’est avoir un jugement esthétique. Un jugement qui ne dépende pas de la fonction de l’objet. C’est dépasser la question du « A quoi ça sert » pour explorer le « Quel sens ça a ». Et on ne donne pas de sens à une œuvre en l’isolant du reste des œuvres. La compétence artistique ce n’est pas savoir décrire une œuvre d’art. C’est savoir la déchiffrer. L’oeuvre d’art est codée de façon plus ou moins complexe. Plus ou moins finement. Plus c’est fin, plus c’est élitiste. Réservé à ceux qui auront la référence. La compétence artistique, c’est posséder un maillage de références. Avoir les codes de déchiffrage. Comprendre les sens cachés, invisibles pour plein de gens. Ces références cachées, on les décode en remettant une œuvre dans son contexte. En la comparant avec d’autres œuvres. Du même auteur, de la même école artistique, de la même époque … La compétence artistique c’est voir ce qui a influencé l’auteur d’une œuvre, et comment cette œuvre a pu à son tour influencé d’autres œuvres. Discerner les connexions, les liens qui relient les œuvres entre elles. Ces liens qui ne sont nulle part expliquées dans un musée, mais que toute personne « cultivée » considère comme évidents.

Perso, j’ai des références artistiques très scolaires. Je connais les classiques, c’est à dire ce qu’on enseigne en classe. Quand on me parle d’art contemporain je n’ai plus aucun repère. Je suis incapable de commenter une œuvre contemporaine. Je ne sais pas quoi en penser. ‘L’amour de l’art’, ce livre, m’explique que ça n’a rien d’étonnant. Parce que l’art contemporain est en rupture avec les classiques. Il rompt avec les codes traditionnels, les subvertis, mais toujours en s’y référant. Pour comprendre le contemporain, encore faut-il comprendre les codes avec lesquels il prétend rompre. Cet art exige plus que tous les autres « la maîtrise accomplie du code des codes ». Du coup, si tu ne maîtrises pas les codes traditionnels de l’art, bah tu non seulement tu ne comprend pas une oeuvre d’art classique, mais tu ne captes rien du tout à l’art contemporain. Nada. C’est pour ça que l’art contemporain ne parle qu’à l’élite culturelle, et que ça n’est pas prêt de changer.

« les sujets les moins cultivés sont condamnés à saisir les œuvres d’art dans leur plus pure matérialité phénoménales, c’est-à-dire à la façon de simples objets du monde ».

Ils ne verront pas transparaître les système complexe de références encodés dans un tableau. Ils verront un cadre et une toille. Un tableau. C’est tout.

Et c’est pas à l’école qui leur a dicté ces codes, non non. C’est la famille. La famille cultivée saisie toute occasion de se rendre au musée avec ses progénitures, commente des œuvres culturelles à table, possède elle-même des œuvres d’art. Elle fréquente les galeries d’art, se rend aux vernissages d’expo. Bref, un gosse de famille cultivée baigne dans la culture légitime dès sa naissance. Si bien qu’arrivé à l’âge adulte, il connaît les classiques bien sûr, mais aussi les artistes méconnus, et les artistes contemporains. Il sait parler d’eux et les comparer. Mettez-le dans un musée et il y sera comme un poisson dans l’eau. Il a acquis la compétence artistique sans s’en rendre compte. Elle va de soi. Elle est évidente. Comme naturelle.

« la culture intériorisée est devenue disposition permanente et généralisée à déchiffrer les objets et les comportements culturels en usant du code selon lequel ils sont chiffrés […] le message ne peut être déchiffré que par les détenteurs d’un code qui doit être acquis par un long apprentissage institutionnellement organisé. »

Ce « long apprentissage institutionnellement organisé » est celui de la famille, pas celui de l’école. L’école se borne à enseigner la composition graphique d’un tableau. A nous mettre quelques classiques sous le nez pour commenter leur forme, leur couleur. A nos proposer de reproduire un style, un univers graphique. Elle ne procure nullement un long apprentissage de codes artistiques. Elle donne l’occasion aux gosses de familles bourgeoises de se démarquer, car ce qu’elle attend d’eux est pour eux un jeu d’enfant. Elle donne le même enseignement à tous, et creuse le gouffre qui sépare les gosses cultivés des autres. Elle donne l’illusion aux moins cultivés qu’ils se rapprochent de la culture légitime. Elle fait comme si quelques doses de culture bourgeoise pouvait cultiver un gosse. Mais Bourdieu et Darbel le disent : être cultivé ce n’est pas savoir décrire la composition graphique d’une œuvre. Dire ce qu’on voit, même en détail, ce n’est pas ça être cultivé. Apprendre à imiter une technique de peintre, même fidèlement, ce n’est pas ça être cultivé. Ce n’est pas la familiarisation avec quelques classiques qui fait des gens cultivés.

Si je devais le dire avec mes termes, je dirais que les gens cultivés ont dans leur tete un musée mental. Ils l’ont en partage avec les autres personnes cultivées. Ils y font constamment référence sans même s’en rendre compte. Ils mobilisent ce musée pour se reconnaître entre eux, et ainsi se distinguer des classes populaires.

Il existe aussi un musée mental des classes moyennes. On y trouve les peintures les plus connues au monde.

  • les montres molles de Dali,
  • la grande vague d’Okusai,
  • la Joconde de de Vinci,
  • la Marilyn de Warhol,
  • la création d’Adam de Michel Ange,
  • la liberté guidant le peuple de Delacroix,
  • les tournesols de Van Gogh,
  • le cri de Munch,
  • la jeune fille à la perle de Vermeer,
  • le baiser de Klimt,
  • le déjeuner sur l’herbe de Manet,
  • les nymphéas de Monet.

Des peintures qui sont des classiques : celles qu’on enseignent en classe. On a pas besoin d’aller au musée pour les voir, elles ont été reproduites à l’infini sur des objets du quotidien. Elles font partie de la culture pop.

Perso, c’est ce à quoi ressemble mon musée mental. Et je pensais que c’était celui de quelqu’un de cultivé avant de lire ‘l’amour de l’art’. Mais je ne suis pas de ceux qui ont les compétences artistiques dont parle ce livre. Je n’ai pas baigné dans la culture. Je ne sais pas déchiffrer les influences d’une oeuvre et le façon dont elle en a influencé d’autres. Je ne sais pas parler des courants artistiques. Ça m’arrive moins d’une fois pas an d’aller au musée, et quand j’y vais, c’est pour m’extasier devant la poignée de peintures classiques que j’y reconnais. Pas pour déchiffrer le code de chaque peinture que je croise. J’ai pas le musée mental de quelqu’un de cultivé, juste celui de quelqu’un qui a grandi dans la classe moyenne.

L’étude de Bourdieu et Darbel s’intéresse à la fréquentation des musées. Elle conclue qu’ils sont fréquenté quasi exclusivement par ceux qui ont appris à regarder les œuvres d’art : les gens distingués. Le musée est un lieu où tout le monde peut aller, mais où seuls quelques uns vont. Le musée c’est l’idée que se font les classes dominantes de ce qui est beaux. Il définit le distingué et le vulgaire. Ce qui n’entrera jamais dans un musée. Ce qu’il est interdit de légitimer. Le musée consacre la culture distinguée. [C’est Bourdieu qui le dit dans une interview à France Culture, a propos de ‘l’amour de l’art’]

Ceux qui se rendent au musée sans posséder les codes de la distinction, s’y perdent. Ils ne savent pas quoi regarder, par où commencer, quoi en dire.

Quand les enquêteurs les interroge à la sortie du musée :

« les deux tiers des visiteurs de classe populaire ne peuvent citer, au terme de leur visite, le nom d’une œuvre ou d’un auteur qui leur ait plu. Pas plus qu’ils ne retirent d’une visite antérieure des savoirs qui pourraient les aider dans leur visite présente. »

‘L’amour de l’art’ énumère les stratégies mises en place par ces visiteurs, pour se rendre au musée sans trouver le lieu trop hostile. Ils ont à coeur qu’on ne voit pas qu’ils n’ont pas les codes. Que ce lieu n’est pas pensé pour eux. Alors ils lisent discrètement les étiquettes quand il y en a. Viennent en famille pour être plus à l’aise. Ils apprécient particulièrement quand les musées sont bondés de monde, pour pouvoir se fondre dans la masse. Ne tarissent pas d’éloges sur les tableaux présents. J’ai enragé seul en lisant cette litanie de stratégies que mettent en place les pauvres pour pas qu’on voit qu’ils sont pauvre. Je n’enrageais pas contre les auteurs, mais contre la culture elle-même. Celle qui met au banc et distille en même temps la honte d’être mis au banc. Et alors même que leur présence n’est pas souhaitée dans les temples de la culture, les pauvres font preuve de bienveillance. Quand on leur demande quelles améliorations ils proposeraient pour aider les visiteurs, ils proposent l’affichage de panneaux explicatifs, la signalisation du sens de la visite par des flèches au sol, la présence de guides conférenciers. Des améliorations qui rendraient en fait les musées plus lisibles, compréhensibles aux profanes qu’ils sont.

Mais les musées n’ont aucune intention de se rendre plus accessibles. Au lieu d’expliquer l’art, les musées d’hier et d’aujourd’hui préfèrent partir de ce principe : l’art parle de lui-même. S’il y a bien une affirmation que cette étude démonte, c’est celle-ci . Comprendre une œuvre d’art n’a rien d’intuitif. On ne voit dans un musée que ce qu’on a appris à voir. C’est ce que l’essentiel des politiques culturelles en France et ailleurs ont ignoré, et ignorent encore délibérément. La conception de la culture à la Malraux perdure, celle qui dit qu’à regarder une œuvre avec attention, son sens nous pénètre. Comme une révélation. Parce que c’est comme ça que les œuvres d’art parlent aux personnes distinguées. Ils pensent que le déchiffrage est un processus naturel et à la portée de tous parce qu’ils déchoffrent tout naturellement. Ils ne voient pas qu’entre l' »ignorant » et le « cultivé », il y a un monde, celui de l’art.

« L’amour de l’art » est sorti en 1966. On pourrait croire que les choses ont changé depuis, que les musées ont engagé des politiques d’ouverture efficaces. Que la fréquentation des musée a évolué. Il n’en est rien. Les visiteurs des musées sont aujourd’hui les même qu’hier. A ceux qui en douteraient, je conseil de jeter un coup d’oeil aux résultats de l’enquête statistique « Pratiques culturelles des français ». Elle émane du ministère de la culture, et a été répétée plusieurs fois depuis 1970 sur un très large échantillon. Les visiteurs de musées ne sont pas moins cultivés aujourd’hui qu’hier. C’est même plutôt le contraire. En 1970, 56 % des cadres supérieurs et professions libérales avaient fréquenté un musée dans l’année, contre 34 % des employés. En 2008, c’étaient 62 % des cadres et professions libérales qui fréquentaient un musée, contre 28 % d’employés. Si les choses ont changé, ce n’est pas en mieux. L’écart semble même s’être creusé. C’est en 2008 pire que lors de l’enquête de Bourdieu et Darbel.

 

« On peut se demander si on peut donner comme un idéal la revendication de l’éducation artistique pour tous. Ce n’est pas sûr du tout. En tout cas la sociologie ne permet par de conclure à ça »

propos de Bourdieu lors de l’interview à france culture, en 1972

Que faire du constat de ‘l’amour de l’art’ ? Assez intelligemment, Bourdieu ne prend pas position. Il s’en tient à l’analyse du problème. La résolution de ce problème n’est pas du ressort de la sociologie. Pourtant, aujourd’hui, ils sont nombreux ceux qui se basent sur les travaux de Bourdieu pour en conclure : il faut que chacun ait accès à l’éducation artistique. Comprenez là, qu’il faut que tout le monde ait accès à la culture légitime, bourgeoise. Or ce n’est pas une idée de Bourdieu.

Bourdieu et Darbel disent : l’école valorise la détention d’une culture légitime, c’est même sur elle que se base l’instruction scolaire. Ils disent qu’en l’état, si on laisse à la famille le soin de l’éducation artistique, les inégalités ne feront que se reproduirent. Ça me paraît deux constats assez clairs. Je n’ai nulle envie de les critiquer. J’y adhère.

Face à ce constat, les pédagogues éclairés, nous disent qu’il faut réformer l’école pour qu’elle apprenne à tous la culture légitime. Mais rien n’indique que si l’école se réformait, la culture légitime ne trouverait pas une nouvelle forme de distinction. C’est ce qu’elle fait sans cesse. Dès que survient la démocratisation d’une pratique réservée à l’élite culturelle (prenez l’accès à l’université par exemple) et bien celle-ci se dépêche de déplacer ses normes pour qu’elles restent inatteignables (prenez la fréquentation des grandes écoles en réaction). Il serait naïf de croire que la culture légitime ne sait pas s’adapter. Elle le fait constamment, dans l’optique de rester un critère de distinction sociale.

Je voudrais conclure cette chronique en ajoutant mon grain de sel. Je n’ai pas grand-chose à redire sur les constats de ‘l’amour de l’art’, ou sur la méthode de l’enquête sociologique. Je trouve ce livre pertinent. Et sa lecture a été pour moi révélatrice de pas mal d’idées que j’avais sans savoir les justifier scientifiquement. J’ai baigné dans une culture politique qui a hérité de la sociologie de Bourdieu, mais ne sait plus très bien comment, ou en quoi consistait cette sociologie. J’ai baigné dans une culture politique qui en a tiré ses propres conclusions. Et ça fait un moment que je m’inscrit en faux de ces conclusions. De quoi est-ce que je parle ? Je parle du discours typique des profs éclairés de gauche. Un discours porté par d’autres personnes également. Mais ils ont une façon tout à fait passionné d’aborder le sujet. Ils y croient dur comme fer.

Je terminerais cette chronique en adressant un message aux profs éclairés de gauche.

Ils se sont élevé socialement grâce à la culture légitime, à travers les études notamment. Et ils sont persuadés que tout le monde peut faire de même. Et qu’il s’agit du rôle que devrait se fixer l’école : réduire les inégalités sociales par la culture. Ils portent les œillères de leur classe. Quand ils voient un gosse de pauvre prendre le même chemin qu’eux, ils en déduisent que leur illusion tient la route. Qu’ils œuvrent dans le bon sens. Bullshit. Ce n’est pas l’ascension de quelques pauvres qui prouve qu’ils ont raison. Est-ce qu’ils ont oublié que la violence de classe reste ce qu’elle est et que les pauvres n’en sont pas collectivement moins pauvres. Il semble là nécessaire de rappeler des évidences : dans la société capitaliste, l’exploitation d’une partie de la population est une nécessité. Les classes sociales pré-existent à la culture légitime. La culture légitime ne fait que les distinguer plus clairement.

Si vous ne touchez pas à la domination de classe, rien ne change. Ce n’est pas quelques transfuges de classe qui font bouger cette donne. Et quelque chose me dit qu’ils le savent très bien.

En attendant qu’un changement structurel ne survienne, que pourraient-ils faire ?

La lecture de Bourdieu m’inspire quelques idées :

  • Qu’ils arrêtent de mépriser les cultures populaires.
  • Qu’ils fassent la peau à la figure du génie, naturellement doué pour la littérature, la musique ou l’art. Tout génie bénéficie de dispositions sociales qui font de lui un génie.
  • Qu’ils défendent autre chose que leurs propres intérêts de classe quand ils parlent de la culture.
  • Qu’ils s’attellent à réfléchir à la reproduction de classe intrinsèque au système scolaire, et la façon dont leurs propres cours y participent.
  • Qu’ils commencent par arrêter de prendre la culture bourgeoise pour référence de l’intelligence ou des compétences d’un élève.

On pourrait bien sûr allonger la liste. C’est juste des pistes. Lancées comme ça. L’air de dire : on aurait pas mieux à faire que de défendre l’accès à la culture bourgeoise pour tous ? Je pose vraiment la question.