Que défaire ?

Écrit par Nicolas Bonanni, ce petit livre, parut chez le Le monde à l’envers, a une grand ambition : nous permettre de « retrouver des perspectives révolutionnaires ». L’idée est louable mais quand on referme le livre, si perspective il y a, elle n’est pas de grand angle.

Pourtant le livre se place par son titre sous le patronage de l’opuscule de Lénine Que Faire ?, et que ce soit par ironie ou une filiation revendiquée, on peut s’attendre à un texte programmatique et à coup sûr polémique. Ce qui ne sera pas vraiment le cas ici. Néanmoins, au début, l’héritage marxiste/gauchiste est assumé. L’auteur nous amène à suivre certaines questions que le mouvement socialiste s’est posé depuis ses origines, et nous brosse un tableau de ses réussites comme de ses lacunes. Certaines réussites m’ont semblé surprenantes à lui créditer : « réformes égalitaires » dans les pays dits socialistes, congés payés grâce au Front Populaire, sécurité sociale en 1945 et les deux premières années au pouvoir de Mitterrand. Puis viennent les temps obscurs en 1983, où il n’y aura dès lors « plus guère de ‘gouvernement socialiste’ démocratiquement élu qui ne trahisse pas les aspirations populaires ».

La fin de la croissance économique débridée en serait la cause, ce tournant de la rigueur lié à une baisse de la production de richesses empêcherait dès lors les grandes politiques de redistribution de celles-ci qui avaient alors cours depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Le retour de ce boom de croissance est maintenant peu probable, et peut-être peu désirable quand on sait qu’il portait en lui le désastre écologique. Et c’est là que l’auteur tente d’en finir avec les fantômes productivistes du gauchisme ; l’industrialisation du travail cause une perte d’autonomie pour le travailleur et altère le rapport au vivant. C’est, selon l’auteur, l’angle mort du marxisme et qu’il faudrait maintenant remettre en avant afin de rendre possible une nouvelle pratique révolutionnaire. En attaquant l’idée que le socialisme ne soit qu’un système de production plus rationnel et plus juste que le capitalisme, on force la pensée anti-capitaliste à ne pas se vouloir uniquement gestionnaire et redistributive.

Il faudrait donc défendre un projet socialiste, anti-capitaliste dans lequel la propriété des moyens de production soit une question posée en même temps que leurs utilités. Bref, une fois le pouvoir de l’État et du Capital mis hors-circuit, faire un grand « inventaire » de ce qu’on le veut garder ou non.

Si ce livre a donc le mérite de soulever une question qui me semble nécessaire (l’autogestion, oui, mais de quoi?) et qui est souvent un impensé, il n’offre pour autant ni perspectives ni programmes, mais un simple état des lieux.

Plusieurs travers de l’auteur me semblent être la raison de ces lacunes.

Tout d’abord, c’est un certain conservatisme anarchiste (« il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout, il faut le préserver » pour citer Günther Anders). Car Nicolas Bonanni ne s’intéresse vraiment ni aux révolutionnaires ni à la révolution. Il ne sollicite pas celles et ceux qui cherchent de nouvelles relations à soi ou aux autres, ou ceux qui participent à de nouvelles formes de luttes -j’y reviendrais- et de nouvelles pratiques, mais il cherche à sauver ce qui pourrait disparaître. Selon lui, soigner un agneau est une « pratique constitutive de notre humanité » ; dès lors perdre cette connaissance est autant une perte de relation au vivant qu’une perte brute de notre humanité.

C’est une idée commune dans la littérature anti-tech (que j’ai longtemps partagé, et dont je ne me défausserais jamais vraiment, je crois) ; « après-nous le déluge », pris dans le sens : si on n’arrête pas la perte de savoirs qu’avaient nos précédentes générations alors la révolution ne sera plus possible/plus pensable ou n’aura plus de sens puisqu’il n’y aura plus rien à se réapproprier.

Si le désastre organisé en cours appelle à coup sûr à des réponses rapides afin de garder un monde vivable, cette incapacité à penser des générations futures qui sachent se battre pour ce qu’elles estimeront désirables et défendables hors de nos propres cadres de pensées est révélateur d’une certaine stérilité révolutionnaire. Comme le disait ce cher Max Stirner « la postérité aura à se battre pour des libertés dont nous ignorons aujourd’hui l’existence » et tant pis si elles ne concerneront pas l’anatomie des ovins. C’est un lieu commun, mais faut-il rappeler que nous ne partageons pas les valeurs ni les conceptions des révolutionnaires du XIXème siècle alors que nous nous réclamons de leur héritage ? Si proche, si loin.

Si je m’attarde autant sur cet à-priori de l’auteur, c’est non seulement qu’il me semble révélateur de l’état d’esprit des milieux anti-tech -et révélateur de ses faiblesses-, mais qu’il fait le lit aussi d’un autre discours moins assumé mais tout autant présent : la critique des luttes dites identitaires.

Ici, cela se révèle à la fois par des sous-entendus et, paradoxalement, des absences. Le monde est tantôt post-moderne, tantôt cartésien selon les besoins argumentatifs de l’auteur. Un spectre semble hanter les perspectives révolutionnaires de Nicolas Bonanni ; ce spectre est celui du « repli identitaire », jamais défini mais toujours menaçant.

Dès l’introduction l’auteur se situe clairement ; dans la gauche des manifs et des luttes anticapitalistes. Et ce sont donc à ces camarades-là qu’il s’adresse. Il s’agit alors de les convaincre d’abandonner les vieux mythes productivistes (mais quelle gauche révolutionnaire les défend encore sincèrement?). J’en reviens au soucis du texte soulevé plus haut ; il est déconnecté de ceux qui luttent (je ne remets pas en cause l’engagement de l’auteur). Par exemple, si il constate bien qu’il existe des luttes dans les quartiers populaires (citées au cours d’une liste à la Prévert version gauchisante, à côté des collectifs anti-Linky et des Colibris de Pierre Rhabi…), la question coloniale est absente, si ce n’est une vague condamnation du colonialisme comme étant « immoral »… De même les féministes arrivent au détour d’un paragraphe mais le terme de patriarcat reste absent du texte. Venant d’un ouvrage qui déplore que l’anticapitalisme se contente majoritairement de questionner la propriété des moyens de production, l’ironie est certaine.

Si Nicolas Bonanni voulait se concentrer uniquement sur la question du technocapitalisme, cela pouvait s’entendre (même si c’était affaiblir la réflexion anticapitaliste que de la saucissonner en problèmes autonomes). Mais même là, si on excepte une critique de la théorie de la peau de léopard (qui appelle à créer diverses zones autonomes sur un territoire), les luttes écologiques sont pratiquement absentes. Par exemple, celles anti-nucléaires : ce sont pourtant des luttes « totales », tantôt liée à un territoire (l’enfouissement des déchets, comme à Bure) sinon contre un projet de société détestable (l’énergie nucléaire nécessite un puissant contrôle étatique, et faut vivre des lobbys militaro-industriels). La lutte anti-nucléaire en fait naître de nouvelles. Elle questionne les moyens comme la finalité de la production industrielle. Pourtant, de technologies nocives, l’auteur ne désire qu’en faire un inventaire et un débat démocratique.

On voit que l’idée révolutionnaire de Bonnani a un impensé de la violence -sous quelle forme qu’elle soit- et ne semble même pas concevoir la cristallisation autour d’une lutte spécifique qui puisse déboucher sur quelque chose d’émancipateur.

Il défend bien la nécessité de nouveaux imaginaires et de nouveaux liens qui se créeraient dans la pratique, mais on reste dans le domaine du vœu pieu puisque cette pratique n’est pas définie : elle n’est même pas approchée. Pourtant, c’est elle qui devrait permettre de faire émerger les « institutions anarchistes », formes d’organisations nouvelles qui doivent nous permettre de se réapproprier l’expérience de nos vies réclamées par l’auteur. C’est louable, mais résumer l’autogestion à « l’art de discuter ensemble » me semble tout à fait creux. Les rapports de force et de dominations ne sont pas le fruit d’une incompréhension soluble dans le dialogue. Et l’auto-organisation dans la lutte et dans une société capitaliste sert à faire émerger la possibilité de l’action directe (celle décidée par ceux concernés) et non pas à noyer les revendications particulières dans une sorte d’universalisme démocratique, « antidote […] au repli identitaire… » (encore!).

L’enrobage révolutionnaire du livre ne sert finalement qu’à faire passer des ébauches de redéfinitions voulues par l’auteur à l’attention d’un vivier « extraparlementaire » foutraque ; rejet du productivisme et critique des luttes identitaires -puisque absentes de ces perspectives révolutionnaires que l’auteur tente de tracer-. Soit un gauchisme peu original et une critique anti-tech qui tend vers un certain conservatisme, où de vagues principes (la liberté, l’égalité, la dignité, la justice…) doivent prendre corps dans une pratique révolutionnaire qui n’est même pas définie…

Si comme moi vous vous questionnez sur la perspective révolutionnaire, sa nécessité ou même sa crédibilité… passez votre chemin. Ce livre sert au fond à solder quelques vieilles embrouilles, contre les vieux syndicalistes et les jeunes post-modernes.