Lettre à la gare

été 2020 /
lettre jamais envoyée /

faut que j’écrive cette lettre, mais la commencer est difficile. je me dis que j’aimerais qu’elle soit une sorte de pavé dans la mare, qu’elle remue (peu importe que ça soit agréable ou non). mais en même temps je crains la fragilité émotionnelle qui plane sur la gare. je crains que ça ne soit pas le moment pour faire des vagues. je crains aussi qu’il n’y ait pas de « bon moment » et qu’en l’attendant j’en vienne à fuir ce lieu.
parce que je supporte pas l’ambiance qui y règne. parce que je sais pas comment l’exprimer sans être rabroué ou mécompris, voire exclu. Ouais j’en suis arrivé là. à me dire que balancer ce qui me pèse me vaudra peut-être de ne plus y être le bienvenu. mais à choisir entre m’auto-exclure et me taire; ou bien m’exprimer et risquer d’être méprisé, mon choix est fait.
je dis pas ça pour me victimiser, mais pour vous laisser apercevoir quels sont les enjeux dans ma tête au moment où j’écris ces mots. ce qui suit part d’une perspective toute personnelle, de quelqu’un qui n’a jamais fait que passer à la gare. je ne pense pas avoir cerné tous les enjeux du lieu. je vous écris ici ce que j’y vois, sans prétention de neutralité ou quoi. et si je m’exprime en disant « la gare » c’est une commodité pour parler « en général » des individualités distinctes se trouvant dans le noyau de personnes gravitant autour du lieu. tout le monde n’est pas concerné de la même façon par ce que j’avance ici. aussi j’espère que ça parlera différemment à chacun-e.

ce qui me gène en premier lieu à la gare c’est l’impression que des personnes s’y enfoncent collectivement dans des codes, des idées arrêtées qui me paraissent sans retour. du cynisme en barre. le délire nique-tout rien ne compte. l’entre-soi, dont la radicalité est incritiquable. qui se renferme sur ellui-même. sans brèche. difficile voire impossible à critiquer parce que ce nouvel état de fait semble immuable.
quand la posture communément admise, c’est « nique tout » ou bien « rien n’a de sens ». et que ce mode ne te convient pas, que veux-tu répondre à ça? comment ébrécher les certitudes de celleux qui se complaise dans le puits sans fond du seum collectif?
récemment j’ai pas mal entendu, pour répondre à des critiques qui touchaient à la façon de vivre le quotidien à la gare, une phrase qui disait « ici c’est la gare, c’est comme ça ». comme si la gare avait toujours été ce qu’elle est et le serait toujours. comme si yavait rien à changer. pas à bouger. quand j’entends cette phrase, je bouillonne intérieurement.

si je veux laisser une place au sens dans ma vie. si le nihilisme ne m’apparaît être qu’un moyen de sombrer, dont la cohérence ultime est le suicide. si la perspective de ne pas avoir de perspective est tellement déprimante pour moi, que j’avais fait le choix de ne plus m’y complaire. si cracher sur tout me parle parfois, mais qu’il m’arrive d’avoir envie de nuances. envie de me réjouir. envie d’échanger avec des personnes qui ne pense pas pareil que moi et de m’en sentir « grandi ». envie de faire plein de trucs dans ma journée, de me fatiguer physiquement, intellectuellement. envie de parler librement de ce que je pense sans craindre d’être jugé, méprisé ou accepté. est-ce que j’ai encore ma place à la gare?

j’ai l’impression que sur la zone ya une dépression collective en place depuis bien un an. que les déprimes individuelles nourrissent et se nourrissent de cette dépression collective. un puits sans fond. creuser ensemble. creuser encore. puisque rien ne fait de sens.

dans cette dépression collective, vient l’envie (le besoin?) de se sentir dans un lieu confort voire sécur’. un en-dehors de tout ce qui pourrait être violent. un endroit affinitaire, où on essaierait de se sentir moins mal. un cocon. un entre-soi. si je pense comprendre d’où vient cette culture du « safe space », et que je vois bien ce qu’elle peut avoir de confortable, elle me fait tout de même flipper.

  • parce que à vouloir un espace sécur’ on en devient flic communautaire. à lister les idées et les comportements acceptables ou non. à poser des frontières de qui/quoi est bien/malvenu-e. à poser un mode de vie « à prendre ou à laisser ».
  • parce qu’au nom du mieux-être de certain-es on en vient à mépriser/broyer/blesser pas mal d’autres personnes. dont on a rien à foutre. parce qu’IELS ne sont pas comme NOUS. trop ceci, pas assez cela pour qu’on se préoccupe de ce qui peut les blesser. de ce qui les remue individuellement. et on s’en accommode très bien, puisque ce ne sont pas des individu-es, ce sont des dominant-es. à qui rien n’est du. ni empathie, ni respect, ni écoute. juste le mépris.
  • parce que fonctionner en vase clos, entre personnes minées par la répression et la lutte, n’ayant pas beaucoup d’énergie, m’apparaît être un bon moyen de ne jamais remonter à la surface. de continuer à broyer du noir, sans fin. sans personne pour te montrer qu’il existerait d’autres moyen de dealer avec la situation. sans personne pour t’accorder du soutien, celui qui t’aide à te remettre. parce que chacun-e est trop mal pour se préoccuper sérieusement de l’autre.

j’ai pas envie de faire de l’inclusivité une nécessité. c’est plutôt une tension pour moi. parce que je sais que ya plein de personnes que je ne supporterais pas au quotidien. qu’il ne s’agit pas uniquement de domination (structurelle ou individuelle), mais de façon d’être au monde. j’aime bien passer du temps dans des endroits qui ne sont pas ouverts aux 4 vents, accueillant par principe. j’aime me retrouver dans des lieux affinitaires où j’arrive à partager des bouts de réflexions individuelles différemment avec chaque personnes. où on peut dire à quelqu’un « je me sens pas à l’aise quand t’es là », pouvoir en discuter sans que ça provoque un taulé, une exclusion ou un clivage binaire dans le « groupe ».
mais la tension à l’inclusivité est importante pour moi, parce que l’arrivée de nouvelles personnes, qui pensent différemment, offre la possibilité de questionner les pratiques, les habitudes. de sortir d’une zone de confort pour se remettre (individuellement ou collectivement) en question. ne vivre qu’avec des gens qui sont en phase, c’est l’ennui. la fin de la réflexion. si un lieu ne sait plus se laisser influencer par ce qui l’entoure, alors pour moi c’est un lieu mort.

j’imagine que c’est maintenant une évidence pour toute personne qui passe par la gare: la non-binarité plane. une touche queer bien marquée. je pourrait m’en réjouir si j’avais pas cette impression que les codes queers sont en train de s’établir (sont déjà établis?) comme prérequis pour être accepté-e à la gare. si on les suit pas, si on ne s’exprime pas, ne se comporte pas comme l’exigerait la référence-mère de la déconstruction, alors on se prend des remarque acerbes. des pics qui n’engagent aucune discussion. les moqueries de connivence. comment ça tu ne suis pas les commandements du lieu?

nique le genre.
ça me parle. parce que je désire ardemment voir s’effondrer ce système de domination. parce que l’essentiel de mes réflexions politiques de ces dernières années tournent autour et m’amènent là. parce que je méprise les normes, que j’enrage contre l’assignation, et que je voudrais voir brûler cette taule. nique le genre. je vois aussi ce que ce slogan peut avoir de destructeur si on fait corps avec. si on l’incarne. si le mépris, la rage, les envie incendiaires envers le genre deviennent le mépris, la rage, les envies incendiaires envers tout ce qui porte une trace du genre. tout ce qui l’évoque. son propre corps. le langage. les corps des autres. la sexualité. le regard des autres… quand détruire tout ça n’est pas possible, reste à se détruire soit. à tenter d’éradiquer le genre en soi (à défaut de l’éradiquer « en soit »).
est-ce que je suis dans le faux quand j’ai l’impression que c’est cette dynamique qui plane sur la gare? est-ce que je me fais des films? est-ce que j’ai tort de m’inquiéter pour ces individualités que je vois se déliter?

j’avais envie de balancer un pavé dans le puits parce que je crains que le puits du seum ne soit que plus profond à mon prochain passage. parce qu’il y a là des personnes à qui je tiens, que je ne supporte pas de voir désincarnées de toute joie, toute passion. mais peut-être est-ce vain. peut-être que ce pavé dans le puits ne fera pas de remou. pas d’écho. peut-être que l’apathie est trop tenace pour se laisser ébrécher en quelques lignes.

 

PS, en 2023: dans le doute de l’effet que procurerais cette lettre, je ne l’ai jamais envoyée. L’ambiance à la gare a bien changé depuis 2020, mais à ma connaissance rien n’a été publié sur ce moment. Écrire m’a permis de mettre au clair mes idées à l’époque. Je sais aujourd’hui que j’étais loin d’être le seul à fuir l’ambiance nauséabonde de la gare. Si cette période est révolue, le puits du seum se creuse dans d’autres lieux de lutte. Il me semble qu’on a tout intérêt à s’en tenir éloigné-es, d’où la publication de cette lettre. J’évoque la gare dans un autre texte appelé « chère communauté féministe-tpg« . J’y critique la quête absolue de déconstruction en tricotant des idées esquissées ici.