Chère communauté féministe-tpg,

hiver 2021-2022 /

Chère communauté féministe-tpg,

Je parle rarement de toi au singulier. Je ne te considère pas comme un bloc homogène. Il ne me semble pas que tu représentes les personnes féministes et queers radicales, ni qu’elles soient toutes dans tes rangs. Je ne t’imagine pas comme appartenant à une mouvance politique particulière. Je suis persuadé que de nombreuses visions différentes cohabitent en ton sein. Certaines perspectives pourtant fédèrent. Des perspectives féministes critiques de l’ordre hétérocis ; De l’apprentissage des normes sexuelles et genrées ; Des politiques d’assimilations ; de l’État, de l’industrie et de la famille nucléaire. Des perspectives intersectionnelles, qui déterminent les rapports humains en terme de privilèges, et d’oppressions ; qui y détermine la légitimité de chacun-e à s’exprimer et lutter en fonction de son degrés de privilège/oppression. Une intersectionnalité qui porte l’idée de luttes menées « par et pour » les personnes concernées, et demande aux autres de se porter en soutien. Les personnes en ton sein sont sommées de questionner leurs privilèges, afin de ne pas reproduire de rapports d’oppression au sein de la communauté. Comme beaucoup de féministes, je partage certaines de ces idées et pratiques. Elles ont été rassemblées, faites cohérentes, et diffusées par un certain milieu, plutôt fermé et select : une communauté. Je m’adresse ici à elle, à toi. Si je te parle au singulier, c’est sûrement par facilité. Pour ne pas avoir à faire dans le détail. Pour donner un aperçu rapide. Je suis conscient des grosses limites de cette lettre. De son manque de nuance. Du caractère souvent contre-productif du ton pamphlétaire. C’est pourtant comme cela, que je tiens à m’adresser à toi.

Je ne sais plus quelle place te donner dans ma vie. Quand je suis loin de toi tu me manques, et quand je te rejoins tu m’insupportes assez vite. Je pense être condamné à rester dans tes marges. À ne pas me réclamer de toi tout en étant souvent assimilé à toi. À avoir tes codes tout en les refusant. À ne pas te comprendre tout à fait, tout en sachant que tu me comprends mieux qu’aucune autre.

Je t’écris pour t’annoncer que je ne veux plus jouer le jeu de la déconstruction sans fin. J’ai décidé, c’est fini. Comme je te connais un peu, je sais que je te dois une explication. J’aime avoir un rapport sincère avec toi, te critiquer me tient à cœur. Quelque part, tu remarqueras que je mène dans cette lettre une certaine déconstruction : celle de la déconstruction elle-même. J’ai été à bonne école, on ne se refait pas comme ça. Je ne rejette pas tout ce que tu m’as transmis. J’ai simplement décidé que je n’accepterai plus qu’on me fasse de leçons, et que je ne compte plus en faire à qui que ce soit. J’ai fait une overdose de ta tendance moraliste.

Tout propos sur la déconstruction commence comme il se doit, avec un aperçu de la perspective de l’auteur. C’est un code bien partagé, auquel je ne compte pas me conformer sans râler. Je ne vais pas te dire ici quel est mon milieu social, mon identité de genre, ma situation professionnelle ou que sais-je encore, pour que tu cherches à en déduire des clichés sur mes motivations et mes intentions. Si « là d’où on parle » influence ce qu’on raconte, je pense que mes idées ne peuvent pas être réduites à ma « position sociale ». J’ai plutôt envie de te dire des trucs qui t’aideraient à cerner comment j’en suis arrivé là. J’ai été investi dans plusieurs organisations de gauche, très investi, et je les ai toutes quittées pour une autre, plus radicale. Je voyais en chacune des traits idéologiques trop rigides et peu émancipateurs, des dynamiques de groupes systématiquement excluantes. Et des chefs, beaucoup de chef-fes. Je suis arrivé à toi après une énième rupture d’avec une organisation militante. Avec toi, je suis rentré dans l’autonomie féministe. Et ce que j’y ai découvert était sensationnel.

J’ai vécu une sorte de conversion. En quelques mois je suis devenu Madame-je-sais-tout. L’individu nouvellement converti qui croit avoir mieux compris que les ancien-nes, et fonctionne en termes très rigides. Ta grille d’analyse m’est devenue vite familière. C’était de l’idéologie en kit, facile à appliquer et contenant plusieurs grilles de lectures généralistes. Je la calquais partout, tout le temps. J’ai comme redécouvert le monde avec toi. Je t’ai intégré comme on intègre une secte. J’ai mangé, dormi, pensé, chié, baisé féministement, communautairement, et j’ai kiffé ça. À un moment, alors que j’étouffais un peu trop, j’ai déménagé, j’ai pris l’air. Ce pas de côté a été salvateur. Je me suis rendu compte que loin de toi, mes idées changeaient, ma façon de me percevoir aussi. Je me suis rendu compte que loin de toi, je n’avais plus rien en commun avec celleux qui se disaient être mes ami-es. J’ai commencé à capter, a quel point, à te fréquenter, mon rapport au monde avait changé. Je me suis trouvé handicapé, empêché d’avoir une conversation tranquille avec mon voisin. Je me suis trouvé très loin de ma famille, que j’avais rejetée car considérée comme l’incarnation même du patriarcat. Je me suis trouvée con et seul. Tu avais fait le vide autour de moi. Tu avais fait finalement comme toutes ces autres organisations, tu m’avais transformé en pantin, qui fait ce qu’on lui dit de faire, qui s’oublie, qui ne sait plus rien par lui-même, qui ne vit plus qu’à travers toi. Tu m’avais amené à nier ma singularité, pour me confondre avec d’autres moines-soldats. Et encore une fois, j’ai été dégoutté. Alors, j’ai pris mes distances avec toi comme j’avais déjà pris jadis mes distances avec tel parti ou tel syndicat. Et comme les autres avant toi, j’ai perdu mon intérêt à tes yeux quand je t’ai déserté. Comme si en dehors de tes rangs je n’existais plus. Tu m’as laissé partir, sans me dire un mot. Comme un vieil ami, à qui on a plus rien à raconter. J’ai été longtemps énervé contre toi, avec l’impression d’avoir été trompé, utilisée. Mais je ne t’ai jamais quitté définitivement. Même si je le voulais, je ne pourrais pas. Tu fais parti de moi. Je te laisse une place dans ma vie, mais pas une place centrale. Et tu me laisses regarder ce qui se passe en ton sein. De loin. Quand je mets un pied dedans, je ressors parfois aigri, parfois revigorée. Je ne sais pas te dire tout le bien que tu me fais, parce que planent toujours des ombres au tableau. Et pas des moindres. J’ai essayé de rédiger un texte qui les décrirait toutes, mais c’est pas beau à lire. Ça part dans tous les sens. Ça transpire le ressentiment. C’est rageux, illisible. Mieux vaut me concentrer sur un sujet, et j’ai choisi celui-là : ta quête de déconstruction absolue.

Sans me vanter, et pour t’assurer ma « légitimité » à en parler, je dois te dire que question déconstruction j’en connais un rayon. Chaque Organisation que j’ai fréquenté avait ses codes, ses rigueurs, et je m’y suis adapté souvent sans m’en rendre compte. C’est tellement gratifiant de faire parti d’un groupe éclairé, d’être reconnu conforme aux attentes du groupe. Et en terme d’exigence de conformité, tu as dépassé tout ce que j’avais connu. Si la cohérence politique est requise dans tout groupe politique, chez toi elle est particulièrement intransigeante. Tes membres sont soumis à rude épreuve. À chaque minute de leurs existences, iels doivent se demander si ce qu’iels font est approprié. Aujourd’hui je vois ça comme une pièce de théâtre bourrée de conventions et sans spontanéité. Tu diriges les pas de chacun.

Alors que je prenais le large de toi, j’ai atterri dans une lutte environnementale. J’ai d’abord cru à un monde merveilleux (tu l’auras compris, je me fais souvent avoir par l’enthousiasme du premier regard). En y passant un peu de temps, ton absence en ce lieu s’est faite de plus en plus lourde pour moi. Je me sentais isolé sur pas mal de trucs féministes. J’ai eu envie de visibiliser des rapports de domination patriarcaux à l’œuvre. Je ne pense pas le féministe comme une lutte à part, ni comme une lutte subsidiaire. Et j’avais envie qu’il ait sa place ici aussi. J’observais une bonne dose d’hétéronorme, que je n’ai pas pu m’empêcher de critiquer. Ma critique a parlé à quelques personnes, qui ont rapidement constitué une sorte de « front queer » dans la lutte. Je parle de « front », parce qu’il y avait en même temps une lutte interne sur des rapports de pouvoir. En quelques mois, le camp de ce front a pris une place centrale. Je dirais aujourd’hui qu’on a gagné la lutte de pouvoir (à l’époque je ne le voyais pas comme ça). La déconstruction des éducations genrées est devenu une attention centrale et collective, prenant souvent le pas sur la question environnementale. Au lieu de s’intégrer à la lutte, les perspectives queers ont pris le dessus. Très vite, de nouveaux codes se sont imposés. La majorité des gens ont changé de pronom, le « polyamour » est devenu la norme, on s’est mis à considérer les gens pour leur identité sexuelle/ de genre/ de race. La théorie des privilèges était sur toutes les bouches. La queerness s’est teintée d’un anarchisme en kit, qui cherchait à débusquer l’autorité dans chaque recoin. Les récalcitrants étaient priés de se conformer, au moins en partie, aux nouveaux codes en vigueur, sans autres perspectives que l’adhésion à la nouvelle doxa (ou la fuite). J’ai pas compris cet élan. Je te le caricature ici Tout ça est allé très vite et s’est imposé comme une évidence. Comme quelque chose d’incritiquable. Et je me suis retrouvé à défendre mordicus certains trucs, et à rester incrédule devant d’autres. Je me croyais en marge du mouvement, alors que pour pas mal de gens je représentais une sorte de leader d’opinion. Et l’impression d’être à la source de ce truc avait un goût amer. Comme si c’était moi-même qui t’avais invité, et que je t’avais offert une place de choix, une autorité. Tu t’étais mise à rejouer la conversion que j’avais vécu à notre rencontre. Tu t’étais fait une sorte d’armée de moines-soldats, qui reproduisait à des degrés divers, des trucs qui m’ont amené à te fuir. Je t’ai observé te faire une place, sans rien en dire, sûrement parce que j’y trouvais mon compte quelque part. En deux ans, tu es devenu une sorte de forteresse qui m’a semblé imprenable.

Il y avait ce lieu, en marge de la lutte, que j’ai purement et simplement arrêté de fréquenter parce qu’il m’étouffait et m’angoissait un max. Une frange soit-disant radicale avait mal digéré le nihilisme de genre, et en avait fait un dogme. Des personnes qui ne quittaient que rarement ce lieu passaient leurs journées dans une dépression profonde teintée de haine de soi. J’ai vu là un phénomène que je n’ai jamais vu prendre ces proportions ailleurs : la déconstruction menée à son paroxysme donnait un culte de l’autodestruction. L’abolition du genre devenait l’abolition de soi. Et chacune emmenait quelqu’un dans sa chute. Quelques personne théorisaient à qui voudrait l’entendre, que cette dynamique était d’une grande pertinence. Que toute action productive était vaine. Toute pensée « positive » était à bannir. Que rien n’avait de sens, à commencer par leur propre existence. Toutes les perspectives de luttes offensives étaient anéanties. Seule restait la chute collective dans un puits sans fond. Je t’offre ici une vision d’horreur, telle qu’elle m’est apparue. J’avais participé à fonder une des pire dérives de la communauté qui m’ait été donné de voir jusqu’alors : un agrégat de nouveaux queers convertis méprisants, cyniques et suicidaires. Cet ensemble semblait tellement cohérent. Il me semblait également tellement prévisible. Je ne savais pas par quel bout l’attaquer. Alors je ne n’ai pas lutté, j’ai fuit. J’ai embarqué avec moi une amie dépressive que je voyais sombrer, et j’ai mis de la distance avec toi. Encore.

Je n’ai pas su comment, ni pourquoi, mais quelques mois plus tard, ce puits sans fond de la dépression s’est délocalisé. Il a quitté la lutte environnementale pour pourrir un autre lieu collectif que je fréquentais. Avec les mêmes personnes pour cheffes et la même idéologie rance, iels ont réussi à s’imposer. Et l’amie que j’avais éloigné du puits s’y est noyée, sans que je ne puisse rien y faire. Voyant cette dynamique mortifère se répéter, j’y suis devenu ouvertement hostile, et rapidement indésirable dans cet endroit. À ce moment, j’ai sérieusement pensé à incendier, littéralement foutre le feu, à ce nouveau lieu de nuisance. J’avais observé et entendu trop de gens, qui avaient essayé d’opposer une résistance et s’en étaient pris plein la gueule. J’aurais voulu que ce puits s’effondre au plus vite, avant que d’autres ne s’y noient. Ce second lieu où le puits avait élu domicile n’existe plus. J’espère, sans savoir ce qu’il en est, que le puits ne s’en est pas remis.

Tu dois te demander pourquoi je t’écris tout ça. Toi qui n’a rien a voir avec ces « dérives », cette usurpation de la lutte anti-patriarcale. Et bien, j’ai envie de te rendre tes dérives pour ce qu’elle sont : un jusqu’au boutisme de tes propres idées et pratiques. Je ne peux pas faire de cette situation un cas anecdotique, car elle te concerne directement, j’en suis persuadé. Elle dit beaucoup de toi, sur bien des aspects. Cette « dérive » a émergé dans un contexte où tu te faisais une place. Le reste de la lutte, s’il n’était pas à la dérive, était fermement attaché à tes principes fondamentaux. Il a instauré un contexte favorable à l’émergence de ce puits. Si les gens à la dérive s’y sont noyés, bien d’autres ont participé à le creuser. J’ai creusé aussi. Creuser, c’est une action fondamentale de la déconstruction. Je ne compte pas décortiquer ici plus en détail cette histoire. Ce texte porte, tu l’auras deviné, sur ton obsession de la déconstruction, érigée en fin absolue : l’abolition de soi-même comme seul horizon.

Voilà un nœud du différend que nous entretenons toi et moi : je tiens à poser des limites à la déconstruction quand tu prétends qu’elle est toujours à approfondir. Tu tiens à creuser toujours plus. Tu entretiens ainsi une emprise sur tes membres. Tu creuses à la recherche d’une forme humaine inconnue et idéalisée : une communauté pure. Une humanité chimérique, inaccessible. Je ne veux plus mener cette quête avec toi. Je refuse la recherche perpétuelle des ressorts de la domination dans le moindre de mes comportements ou la moindre de mes pensées. Je ne compte pas pour autant arrêter de me questionner ou de questionner les autres, mais je ne veux plus faire de ces questionnements l’ enjeu central de ma vie, ni les exiger des autres. Je refuse de considérer la déconstruction absolue comme le nec plus ultra de la radicalité politique, d’ériger un schéma figé pour comprendre tout ce qui m’entoure, et de mépriser toute personne qui ne l’aurait pas intégré. Je ne compte plus prétendre avoir LA juste et pure appréhension du monde. Et je ne compte pas repartir en « croisade » pour l’imposer. Cette « guerre culturelle » se fera sans moi. Je refuse de faire de la déconstruction une rue à sens unique, où tout le monde partirait de bien bas, pour avancer toustes vers un même point ; Un point qui plus est impossible à atteindre, à moins de ne plus exister en tant que « soi ». Ma vie est faite d’aller-retour, de mouvements, et je n’aspire pas à prendre un chemin tout tracé. Je refuserais que tu me dises « déconstruit », croyant m’affubler là d’un compliment, alors que tu te ferais le douanier-flic de la communauté, en me remettant le passeport requis pour y entrer. Être « déconstruit » est une distinction qui propulse à mille lieux des gens lambda, des hétérocis-qui-n’ont-rien-compris, des moldus qui n’en sont pas à ce-niveau-de-déconstruction. Ce mépris bien-pensant me débecte. L’idée d’appartenir à une avant-garde éclairée me donne la nausée. Je ne tiens pas à entretenir la frontière entre un « eux » et un « nous ». Je ne tiens pas à diviser artificiellement le monde entre safe et dangereux, bienveillant et malveillant. Je ne veux pas d’un monde dans lequel tout le monde flique tout le monde, et ou chacun-e se flique soi-même pour éviter qu’on remarque qu’iel est faillible. Je vis au quotidien dans un monde de flicage et de contrôle, et c’est un monde que je veux détruire.

Je pense que la déconstruction coûte que coûte, comme elle se présente dans certaines de tes entrailles, a un prix : la perte de nos vies, de nos sensibilités propres. Je ne souhaite plus sombrer dans la pseudo-intellectualisation forcenée de tous les aspects de ma vie. Pourquoi tiens-tu à ce que chacun-e de tes membres remette constamment en question – et selon tes critères – les fondements de leurs envies, désirs, craintes, hontes et réflexes ? Quel est le sens, à chaque choix que je fais, de me demander si je le fais par envie ou par devoir, par désir ou par dressage ? Qui a pu un jour répondre à une question aussi absurde ? Comme si nous n’étions pas constamment traversés par les deux, l’envie et le devoir, le désir et le dressage. Comme si on pouvait les distinguer clairement l’un et l’autre. Devant l’insatisfaction de leurs réponses, certain-es passeront leur vie à s’inspecter les entrailles à la recherche de ce qui leur est propre, à la quête de leur « être authentique ». Et ce à travers ta grille de lecture et d’analyse bien restreinte. Devant l’insatisfaction de mes réponses, j’ai décidé de ne plus me poser cette question avec autant d’acharnement.

Tu t’es persuadée que la subversion ou la déconstruction des ressorts de la domination patriarcale constituait une finalité de la lutte féministe. Et tu en as fait un sport communautaire. Moi, je n’appelle pas ça lutter, mais bidouiller. Pas une lutte mais un simulacre de lutte. Un spectacle. Et je suis effaré de l’énergie que pompe cette compétition à la communauté. Je suis gavé de voir des gens, qui ne font qu’améliorer leurs perfs dans cette compèt’, venir donner des leçons de féminisme à d’autres qui refusent la compèt’ pour s’activer à bien d’autres choses. Je pense que le « niveau de déconstruction » ne dit rien des solidarités qu’on tisse avec d’autres galérien-nes. Comme il ne dit rien des façons dont on tente de mettre concrètement à mal la domination en générale. Comme il ne dit rien du niveau de conflictualité d’une lutte, de sa capacité de nuisance. Il ne dit rien de notre potentiel à nous émouvoir des malheurs des autres. Il ne dit rien de notre rage ou de notre apathie. Rien du soutien qu’on apporte à nos proches. Rien de ce qu’on est prêt-es à mettre de nous-même dans une dynamique collective.

Loin de voir la quête de déconstruction absolue comme LA « lutte contre la patriarcat », je vois plutôt là une lutte contre soi-même et contre celleux qui nous entourent. Dans mes jours cyniques, je vois là un passe-temps de privilégié.es qui s’invente des problèmes. Qui sur-analyse quotidiennement tous les pans de son existence ? Qui décide de voir sa vie comme un enfer, alors qu’iel n’est pas vraiment dans la merde ? Qui aura toujours un avantage dans l’art du bien parler, du paraître inoffensif ? Je ne vais pas proposer ici un profil type. Certaines de ces questions esquissent des réponses que je pourrais donner. J’ai envie de les poser pour contrebalancer le caractère prétendument inclusif de la déconstruction absolue. Quand je vois l’homogénéité des langages, la ressemblance des mouvements des corps, et toute la retenue ambiante dans tes cercles « déconstruits » : la prétendue inclusivité de ta déconstruction m’apparaît comme une escroquerie. Au lieu d’un milieu inclusif, je vois un entre-soi. Un entre-soi de personnes qui sauront fliquer tous leurs comportements pour que rien de ce qu’elles disent ou font ne puisse être perçu comme oppressif. Tu opères là une manipulation intellectuelle. Une belle pirouette : Faire d’une inclusion hyper-sélective un signe d’ouverture. On entend dans tes rangs quelques critiques du terme « inclusivité », pour ce qu’il veut dire : ramener à soi des gens extérieurs. J’aimerais qu’on me dise que tu fais autre chose, mais cela correspond plutôt à ce que j’observe : tu intègres, tu ingères, tu assimiles. La diversité d’identités que tu offres à voir est un vernis qui cache l’uniformité des pensées et des pratiques en ton sein. Si c’est cela ta vision de la diversité, je ne veux pas de ton inclusion.

Une amie m’écrivait récemment ces deux phrases, qui résonnent avec cette lettre : « Le milieu queer ou anar, une fois qu’il t’a proposé de tout péter, qu’est-ce qu’il te propose en termes de socle, de balises et de chaleur humaine ? D’où on fait péter tous les repères de qqun-e sans lui garantir un minimum de matelas doudoune pour se réceptionner ? » Ce sont des questions que je veux te poser à mon tour. Ne vois-tu pas à quelle point cette dynamique est toxique ? Qu’elle frise la malveillance ? On observe en ton sein cette dérive sectaire : opérer chez tout-e membre une réinitialisation fondamentale de la façon de voir le monde, et lui refuser dans un même temps tout lieu de repos, de lâcher-prise. Tu coupes des liens solides aux autres pour proposer des liens instables, mouvants. Tout lien tissé en ton sein est conditionné au bon respect de ta doxa. Nos idées, nos pratiques doivent s’y conformer, sans quoi les liens se brisent ou s’amenuisent. Tu valorises de renier tout ce qu’on pense (tout ce qu’on est) pour intégrer ta vision du monde, et tu rejettes sans aucune considération celleux qui ne s’engagent pas à suivre la ligne. Combien de personnes as-tu ainsi laissées sans repère sur le bord de la route ? Qu’est-il advenu de ces personnes exclues dans le silence et l’indifférence ? Qu’ont-elles retenu de toi, et qu’ont-elles rejeté ? Quelle trace reste-t-il de nos vies en ton sein ? Qui s’en souvient ?

Il faudrait qu’on m’explique comment tes membres n’y voient que du feu. J’ai bien ma petite idée. Je te vois t’astreindre à rendre impossible toute non-conformité à la déconstruction absolue. Tu fais de toute non-conformité, quelle qu’elle soit, un « comportement oppressif ». Tout le monde doit filer droit (non sans ironie, tout en expurgeant le « non-conforme », tu te persuades de ta résistance à la norme). Je vois la communauté féministe-tpg entière avoir peur d’être exclue de ses propres rangs parce qu’elle aura dit quelque chose qui remette en question la pertinence de tes évidences déconstruites satisfaites. La menace d’exclusion invite à l’autocensure et au dénis. Dire ce qu’on pense, quand cela ne va pas dans le sens de ta doxa, peut avoir de lourdes conséquences (qu’on se trouve en-dedans ou en-dehors de la communauté).

Je n’écris pas tout cela avec la prétention de te changer. Je t’écris ça, parce que je ne veux plus avoir peur de dire ce que je pense. Je m’adresse à toi, comme dans une lettre ouverte, pour te signifier que je m’oppose au culte que tu voues à la déconstruction. Et te faire savoir que tu me trouveras sur ton chemin, là où tu ériges des autels en son nom. Je me sens les armes pour t’affronter sur ce terrain. Et j’ai l’espoir de ne pas être le seul, dans tes marges, à mourir d’envie de voir voler en éclats quelques une des tes évidences incritiquables.

Ce texte n’est pas une première pierre, mais plutôt la poursuite de critiques que je m’astreins régulièrement à te faire depuis un moment. Je suis persuadé qu’il est sain de critiquer les groupes auxquels on appartient, sans culpabiliser de ne pas être dans l’allégeance. Ce que je décris ici est un phénomène de groupe, et si responsabilité il y a, elle est selon moi collective avant tout. Sois-en assuré, la honte et la culpabilité de ne sont pas des ressorts que cette lettre cherche à éveiller. Il ne s’agit pas non plus pour moi de faire sécession de toi. Je resterai dans tes parages. Car j’ai appris que tu me rattrapes où que je sois. Tu fais partie de moi, et je fais partie de toi ; bien malgré toi, bien malgré moi.