« Agression », c’est à dire ?

hiver 2021/2022 /

Si la transidentité est une mode, si la transition est tendance, je dois dire je suis cette « tendance ». Conscientiser les mille facettes de la domination patriarcale m’a foutu dans une détresse telle, que j’ai choisi de fuir le genre qui m’a été assigné.

Mon choix a été influencé par un milieu où la déconstruction des comportements genrés est hyper-hyper-hyper valorisée. J’ai choisi ce chemin par dépit de ne pas trouver une autre porte de sortie. Peut-être que la détresse s’est apaisée, mais l’angoisse reste, une angoisse de meuf : celle du jugement, du regard des autres. Chaque jour, je suis à l’affût de la moindre réaction lorsqu’on interagit avec moi. Je cherche constamment à trouver un sens à l’arbitraire du genrage. Je me sens chaque jour scanné et dois m’y habituer. Tout ça me prend une énergie monstre. Et par une sorte de réalisme, il me semble plus accessible de changer ma perception de ces situations que de changer les normes patriarcales (auxquelles je n’ai pas envie de me conformer non plus). Je ne veux pas qu’on me conforte dans l’idée que c’est normal d’être affecté à ce point par ce qu’on perçoit de moi. Je n’ai pas envie de me persuader que ma simple existence dans ce monde est une lutte contre la patriarcat. Je suis persuadé que « lutter contre le patriarcat », c’est pas simplement vivre sa vie vaille que vaille. Je pense que ma simple existence ne nuit à personne, et à aucune domination (j’ai bien du mal à considérer la subversion comme une nuisance autre que symbolique). C’est ce que je fais de mon existence qui pourrait être une nuisance. Or aujourd’hui, je n’en fait rien. Rien que des trucs qui tournent autour de ma personne. Je suis comme immobilisé. En attendant de trouver la force de me bouger, j’écris. J’ai envie d’écrire ici ce qui me débecte dans les analyses féministes d’aujourd’hui parlant d’agression, et de sécurité. Des idées avec lesquelles je veux prendre clairement mes distances, pour me préserver de rentrer dans un engrenage de victimisation et de nombrilisme. Autant le signifier d’emblée, j’expose dans ce texte une perspective anarchiste, la mienne.

 

Les micro-agressions ce sont toutes ces phrases / gestes… qui sont socialement acceptées, souvent pas considérées comme oppressives, mais qui constituent le terreau de l’oppression. la mienne

Paillettes Toxiques et Sérum Phy,

livre auto-édité en 2022 (que je ne conseille pas)

 

Pour la majorité des féministes que j’ai fréquenté, scannage, mégenrage, regards de travers et autres joyeusetés ont un seul et même nom : des micro-agressions. Au lieu de parler de provocation, de manque de respect/considération, de mépris, de maladresse, de méchanceté, ou d’humour oppressif, on parle de « micro-agression ». Alors on ne sait pas vraiment identifier la situation dont il s’agit. Et cela ne semble pas le sujet. Quelque soit la diversité des situations vécues, on les ramène à leur plus petit dénominateur commun, celui d’être perçues comme « l’expression de la domination patriarcale ». Des exemples? On m’a regardé de travers en grinçant des dents = on m’a agressé. On m’a bousculé sur un trottoir = on m’a agressé. On m’a craché au visage = on m’a agressé . On m’a foutu une baigne = on m’a agressé. On m’a mis une main aux fesses = on m’a agressé. On m’a réveillé en insistant pour baiser = on m’a agressé. On m’a proposé une pipe contre un service = on m’a agressé. On a pénétré mon anus par surprise = on m’a agressé… Vous voyez le problème ? On balaye le sens commun de ce mot, toutes situations étant « équivalentes ». Dans la confusion généralisée, on appelle « agressions », des interactions sans menace ni violence, mais aussi des trucs hyper violents physiquement. Voilà un mot fourre-tout, qui réuni des actes qui n’ont rien en commun ou presque. Il faut m’expliquer ce qu’on gagne à construire un mot qui veut tout et rien dire. Quel est « l’intérêt » de rassembler le mégenrage et le viol sous un même terme ? D’autant que ce mot a déjà un sens bien défini pour le commun des mortels. Qu’est ce qui fait qu’on en arrive à mettre sous une forme unique des vécus différents, à nier les dynamiques propres à chaque situation ? Est-ce que tout se vaut, nommée et ramenée sous le terme d’« agression » ? De quoi on parle, quand on parle comme ça ? Pour moi, c’est la langue des politiciens, des psy ou des sociologues : une langue des mots creux, des mots-concepts, des mots sans vie. Des mots qui prétendent nous aider à saisir nos réalités, mais qui sont en fait désincarnés.

 

Perso, je la ressens assez comme ça l’hostilité du monde, pas la peine d’en rajouter en martelant que chaque interaction est une potentielle agression. J’ai pas besoin d’un mot qui simplifie à l’excès tout ce que je vis pour faire de moi une victime du quotidien. J’ai besoin de distinguer le mégenrage du viol. Je sais dans ma chair que c’est pas la même chose. Pas la même gravité. Pas les mêmes marques sur mon corps. Dans une situation dite dangereuse, j’ai besoin d’évaluer le danger, la menace potentielle, l’atteinte causée. Je sais que ce que je vis au quotidien, c’est de la gnognotte. Que ça ne s’appelle pas «agression ». Je veux laisser couler sur moi, devenir indifférent, à ce qui ne me laisse pas de marque. Me foutre du regard des autres. Mais aussi apprendre à mieux encaisser, prendre des coups sans me rouler en boule. Je veux m’endurcir. Pas parce que ça serait mal d’être faible, mais parce que j’ai choisi de continuer à vivre dans ce monde.

Dans des espaces où de véritables agressions peuvent potentiellement avoir lieu, certaines personnes se sentent persécutées et menacées quand bien même elles ne sont pas en danger, sans souvent pouvoir compter sur leur entourage pour les aider à faire la différence entre ce qui pourrait advenir et ce qui se passe réellement […] Partout où l’on regarde, on retrouve cette confusion entre conflit et agression

Le conflit n’est pas une agression

livre de Sarah Schulman (que je conseille)

 

Je rigole doucement quand pour défendre ce concept large d’agression certain-es convoquent « la violence ressentie », « la violence symbolique » ou le refus de la « hiérarchisation des vécus ». J’y vois de la mauvaise foi. De la rhétorique. De l’intellectualisme, souvent. Je prends le parti de dire qu’on a besoin de délimiter clairement le sens d’un mot, et que c’est mieux, lorsqu’on parle d’autre chose, d’utiliser un mot qui convient. Je refuse de laisser « un sentiment d’agression » définir le terme d’« agression ». Alors que je me « sens agressé » tous les jours, je constate que dans les faits, je le suis très rarement. Je vois bien la place que je donne au jugement des autres et a quel point ça m’empêche de vivre plein de trucs, à commencer par des rencontres. Et ça m’aide pas qu’on me dise que j’ai raison et qu’il faut que j’écoute mes sentiments. Que ce sont les autres qui ne comprennent pas ; Que ce que je ressens prime tout le temps. Je ne veux pas laisser mes émotions régner sur ma perception du monde. Je veux m’entourer de personnes qui m’aideront à distinguer « ce que je ressens » de « ce qui m’arrive », à le relier à ce que d’autres vivent, à relativiser la gravité de mes expériences, et à prévenir mes tendances nombrilistes. Je ne veux pas faire de l’Autre un ennemi potentiel, et vivre ma vie comme une guerre ouverte avec le reste du monde. Je refuse de faire de cellui qui me mégenre mon « agresseur », quelqu’un à bannir de ma vie pour me protéger. Je veux arrêter de me cacher. Je ne cherche pas la sécurité. Je ne demande pas à être protégé des autres.

 

Je refuse cette définition large du terme « agression » parce que je suis convaincu qu’elle n’a pas l’effet attendu : soutenir les personnes agressées. Pour de nombreuses personnes, la reconnaissance de l’omniprésence d’agressions va de pair avec un sentiment croissant d’hostilité. Quand toute interaction avec une autre personne est perçue comme une potentielle agression, alors on ne rencontre plus personne sereinement. On est toujours à l’affût du moindre dérapage, de l’instant où la conversation va nous faire vriller et où on va « nous faire violence ». Et ce moment sera indépassable parce qu’on se sent attaqué, blessé, en danger. Ne sachant pas mettre de distance avec ce sentiment, et puisque cette théorie féministe valide notre mal-être, on dira qu’on vient d’être victime de quelque chose d’horrible : une agression. Une attaque à notre intégrité. Je ne vois pas bien comment répandre schéma de prédation puisse être d’un quelconque « soutien » pour qui que ce soit. Cette vision des rapports humains me semble réductrice et toxique à de nombreux égards.

 

L’utilisation féministement commune du terme « agression » inclue beaucoup de situations que le commun des mortels n’y rattacherait pas. Elle en exclu également d’autres. J’ai cru comprendre avec tout ça, qu’une agression était nécessairement une expression de la domination patriarcale (parfois on inclus d’autres formes de dominations, selon le degré d’intersectionnalité du féminisme en question). L’agression physique ne serait jamais une violence quand elle vient de l’opprimé : elle serait une réaction à la violence subie. Ainsi, la riposte ne sera jamais qualifiée d’agression. La riposte relèvera d’une réaction légitime à l’agression. À ce moment-là, plus question de savoir comment la personne agressée se sent. On lui nie le statut de victime. On lui refuse toute empathie. On estime qu’elle a mérité ce qui lui est arrivé, et qu’il n’y a rien d’autre à en dire. Questionner les méthodes ou la légitimité de la riposte sera perçu comme oppressif.

La vengeance, quant à elle, évaluée au cas-par-cas et selon la situation et les juges de la situation, sera définie comme légitime ou comme illégitime. La plupart des féminismes définiront et délimiteront la réaction attendue face à une agression, selon des critères de proportionnalités (juridiques ou éthiques). D’autres féminismes défendront la légitimité de toutes ripostes. Une bataille a lieu, pour déterminer qui est agresseur et qui est victime, qui est illégitime et qui est légitime, qui a le droit d’être violent, de riposter, et qui ne l’a pas.

Cette nouvelle définition de l’agression se fait donc en deux temps, 1- Elle inclut de situations qui n’en relèvent pas, 2- Elle exclut des situations qu’on considère comme des « attaques légitimes ».

 

Je ne souhaite pas reprendre à mon compte la distinction entre agression et riposte, entre ce qui n’est pas défendable et ce qui l’est. Je ne vois pas de problème à dire qu’une riposte peut être une agression. S’il s’agit de s’en prendre physiquement à quelqu’un-e pour lui faire mal ou peur, alors c’est une agression. Je n’ai pas de problème a priori avec le fait d’agresser quelqu’un-e. Je n’en ferai pas mon mode favoris de résolution de conflit, mais je comprends souvent pourquoi quelqu’un-e en arrive là. Je pense que riposter c’est à un moment choisir de se défendre ou de prendre une revanche. Entendre que la riposte ne peut pas être appelée « agression », c’est pour moi aussi aussi absurde que d’entendre « il y a la bonne et la mauvaise violence, et la bonne violence n’est pas de la violence ». Je n’en ai rien à foutre des batailles en légitimité pour savoir ce qui est défendable et ce qui ne l’est pas. Je sais pour moi-même quels types de réactions me fait sens, avec quels types d’agressions je veux prendre mes distances, et quels types d’agressions je veux combattre. Je laisse aux autres les batailles sémantiques qui définiront ce qui est bon ou mauvais. Je préfère parler une langue plus proche du sens commun, qu’une langue qui se réfère aux guerres idéologiques d’un milieu politique. Si l’usage de la langue dit beaucoup, je préfère parler la même langue que ma voisine plutôt que celle d’un microcosme politique. Je veux trouver à chaque situation les mots pour décrire ce dont je parle, plutôt qu’utiliser des mots vides, des mots fourre-tout, pratiques pour parler d’un truc sans en parler vraiment. Quand il s’agit de trucs aussi intimes que le rapport à mon corps, je refuse de m’embourber dans l’abstraction. Je veux juste tenter d’être compris. Pour ça, aussi basique que ça puisse paraître, je préfère appeler un chat un chat et le distinguer des autres félins autrement dangereux.

 

La réflexion que je mène ici touche à des questions autant théoriques que pratiques. D’elle découle un certain nombre de perspectives que je partage ici pêle-mêle. On pourrait critiquer le règne des affects tout en prenant en compte nos individualités. On pourrait abandonner les luttes en légitimité pour prendre l’ascendant sur quelqu’un-e. On pourrait continuer à élaborer différents façons complexes de gérer des conflits, en prenant en compte les individus autant que les rapports de pouvoir à l’œuvre entre elleux. On est à même de faire savoir comment échapper aux politiques victimaires, en montrant ce qui s’offre à nous comme panel de réactions plus ou moins offensives. On pourrait sérieusement renier l’érotisation et l’idéalisation des la « violence révolutionnaire » (en commençant par balayer devant notre porte). On gagnerait à s’opposer à l’instrumentalisation autoritaire d’outils ou de pratiques qui nous font du sens. On pourrait agrémenter de critiques anti-patriarcales nos refus de la sécurité. J’aimerais nous savoir sans concession sur notre refus des institutions d’état, et des politiques associatives qui leur mangent dans la main. J’aimerais qu’on soit plus nombreux à refuser la culpabilisation de ceux qui s’opposent à la doxa féministe (tout en concevant de les critiquer ou de s’en prendre à eux).

Ces perspectives sont un mélange de choses qui existent déjà plus ou moins dans les milieux anarchistes que je fréquente. Certaines sont peut-être « la porte ouverte à toute les dérives », mais j’ai envie de tenter le coup. J’aimerais qu’on se fasse un peu confiance, au lieu de s’imaginer que le pire va arriver, qu’on va se faire tricard ou exclure, qu’on risque gros à ouvrir nos gueules… Parce que cette tendance à rester immobile, comme pétrifié, devant des trucs qui me sortent par les yeux, ça me tente pas plus que de me replier sur moi-même en m’imaginant que le monde entier m’est hostile. On me critiquera sûrement pour telle idée, telle action, et je pense que c’est pour le meilleur. Je n’attends que ça en fait. Je préfère les conflits ouverts aux tensions larvées. Je préfère la confrontation aux autres, au repli sur soi ou à la défiance muette.