Subtil béton

Subtil béton est un roman d’anticipation. Un roman à part. Ce qui le rend exceptionnel n’est pas tant son récit ou son style que la façon dont il a été écrit. Un peu par accident. C’est un ouvrage collectif qui n’a pas été rédigé dans l’objectif d’être publié. C’est le fruit de quinze années d’écriture collective. Une belle aventure que je laisse le soin aux autrices de raconter.

« L’idée d’écrire un roman émerge après deux années. Un jour, l’une de nos invité·e·s dépeint un paysage qui nous plaît particulièrement. Brossé en quelques lignes, c’est à la fois dense et intrigant, des images de port post-industriel, une ville sinistrée, une gare immense et froide. Des poissons. La lecture nous donne envie d’explorer plus loin ce paysage : « Tiens, et si nous réécrivions les cinq textes que nous venons de fabriquer, en les immergeant dans cet incroyable décor ? » Quatre figures à peine esquissées traversent alors le même univers. Et lorsque nous partageons ces nouvelles versions, une évidence : ces personnes se connaissent, elles ont des liens les unes avec les autres, il nous faut poursuivre leur histoire ! Elles n’ont pas encore de nom et des physiques approximatifs. Elles sont en train d’apparaître : Onik, Koma, Faz et celle qui deviendra Zoé.
Pendant plusieurs années, nous poursuivons les plongées thématiques, tout en cherchant à raccorder nos textes à telle ou tel personnage. Nous amoncelons des dizaines de petits récits. Une foultitude de situations, un carton qui grossit sans objectif. Nous fouillons dans la pile de textes plus anciens, et réécrivons une énième fois telle ou telle scène, en l’imbriquant au cheminement d’un personnage. Prises à notre propre jeu, nous abandonnons le travail par thème, et la règle de nous réunir toujours dans le même lieu. Les récits se teintent des ambiances des maisonnées qui nous accueillent, de nouvelles personnalités émergent : Pedro, Mariana, Sterne et Dudu. Nous nous concentrons sur la nécessité de rendre l’ensemble plus cohérent, de dessiner le plan des maisons où se déroule l’action, d’étayer le contexte politico-historique, d’affûter les caractères et les destinées de chacun·e. Navigation en univers fictionnel. À ce moment-là, nous sommes cinq à porter Subtil Béton, et une lettre avec beaucoup de paillettes nous informe qu’un membre de ce petit groupe prend le large.

Subtil Béton est le lieu de nos décharges émotionnelles et politiques. Nous y déployons des peurs et des fantasmes difficiles à nommer dans le réel. »

Postface, « subtil béton par subtil béton »

Le livre offre un style à lui. Il s’agit d’un roman-chorale : chaque chapitre parle depuis un personnage différent. Et chacun-e a son écriture propre, ses expressions à ellui. Le style n’est pas sensationnel. Il ne se démarque pas par sa poésie. Mais la façon dont les autrices jouent avec la ponctuation et les mots est savoureuses. Leur façon d’écrire est très parlée, si bien qu’on entre très facile dans le récit. J’ai eu l’impression d’être dans un milieu queer-féministe rien qu’à cette façon de parler, qu’on a en commun sans s’en rendre vraiment compte. Quelques expressions bien de chez nous. Des références culturelles du middle. Les façon de féminiser ou de ponctuer les phrases change, mais ce ton familier reste. Si ce milieu est ton milieu, tu entres facilement dans le récit.

Ce récit, c’est une histoire féministe qui ne parle jamais de féminisme. Dans laquelle les mecs cis prennent très peu de place. C’est une histoire d’amitiés politiques, de compagnonnage, où l’amour romantique n’est pas un sujet. Les personnages sont attachant-es. Iels habitent un squat ou une baraque clandestine. C’est une histoire de révolutionnaires qui se demandent comment changer le monde alors que tout joue contre elleux. Ca parle de toi et moi en 2038. C’est en fait un futur pas si lointain (d’où le terme « roman d’anticipation » 😉 ).

Le récit se termine n’importe comment, mais on comprend bien que ce n’est pas le sujet. Ce n’est pas un manuel révolutionnaire. Tu n’y trouveras pas de recette prête à l’emploi. C’est une histoire qui avance à tâtons. Alors finir avec un deus ex machina, je vois ça comme une sorte de pied de nez à l’imaginaire du « Grand Soir ».

La critique de la technologie tient une belle place dans ce roman. C’est une critique qui me parle particulièrement. Une critique qui ici ne paralyse pas. Le scénario dépeint quelques truc pour déjouer le contrôle policier, assez improbable dans une société de surveillance de masse. Ne vous arrêtez pas à la faisabilité de telle ou telle pratique. Il fallait aux autrices trouver des failles pour laisser quelques révolutionnaires fomenter la révolution contre un état fasciste. Si tu cherches le tableau d’une société de contrôle totale, paralysante de réalisme, va plutôt lire le roman de la Servante écarlate, de Margaret Atwood. Là on t’offre un imaginaire, quelque chose qui se tient plutôt bien mais qui n’est pas un univers hyper-cohérent non plus. Et à vrai dire c’est pas si génant.

Tu auras peut-être déjà vu la carte de la ville imaginaire dans laquelle se déroule l’histoire (elle trône en évidence dans le salon de bien des colocs). C’est une carte dessinée et redessinée à plusieurs mains, comme le roman. Si tu trouves cherches à comprendre ce que vient faire là une tentacule, un symbole un peu crippy-chelou il faut l’avouer, alors tu seras étonné de voir ce que les autrices en ont fait.

La clique des autrices, organise des ateliers d’écriture collective. Je les conseille vivement! Réécrire par dessus quelqu’un, se laisser inspirer par son histoire pour en écrire une autre, c’est une belle expérience. QUe je n’avais jamais vécu à vrai dire (écrire ensemble un truc c’est autre chose que réécrire l’histoire d’un-e autre). Les animatrices on réfléchi les façon de transmettre et de co-écrire. Si tu n’es pas à l’aise avec l’écriture, pas de stress à avoir. Elles sauront te donner des tips pour laisser libre court à ton imagination.

Après avoir vomi Damasio, et n’étant pas un grand fan de SF, je suis ravi de voir qu’il existe une SF anti-tech et féministe. Qu’on a pas besoin de se référer à des cons pour critiquer l’emprise de la technologie sur nos vies. Ce livre ne peut se résumer à cela, mais c’est un des sens forts que j’y vois. Subtil béton, c’est lourd et doux à la fois. Ça dépeint nos vies sans fioriture ni faux-semblant. C’est vrai. C’est jamais viriliste. Ça se dévore avec délectation. Et ça donne envie d’écrire à son tour des histoires qui nous ressemblent. Avec « la théorie de la fiction panier » d’Ursula le Guin pour boussole, on part dans la bonne direction, non ?

 

Subtil béton

par Les aggloméré-e-s

chez l’Atalante

2022, format poche à 10€, 501 pages