Les pédales et leurs ami-es entre les révolutions, de Larry Mitchell

« Je me sens inspiré par ces récits sorciers qui ont conscience d’être des récits, contrairement aux grands récits dominants, aveugles aux systèmes d’oppression qu’ils véhiculent. J’aime la lumière que diffuse la présence féerique dans les recoins et obscurités de nos âmes. J’aime sa présence cachée, discrète et puissante. Elle m’aide à trouver ma place »

Postface d’Adel Tincelin

J’aurais pu l’écrire. Oui, moi aussi, j’ai besoin de ces récits féeriques. Je ne suis pas croyant, je ne suis pas du tout porté sur l’ésotérisme New Age. Pourtant il me faut bien nourrir des rêves. Mon imaginaire enviable, je le trouve dans de précieux récits autant poétiques que philosophiques. Il ne s’agit pas d’y croire, il s’agit de les laisser me porter. Les contes de Terremer me portent depuis un an. Les Guérillères depuis trois ans. Je n’ai pas l’optimisme ni la jovialité d’Adel Tincelin, alors il me faut des phares pour m’éclairer de jour comme de nuit. Malgré ce qui nous sépare lui et moi, ce genre de récit me fait sentir très proche de lui. Il nous rapproche en un lieu féerique où son utopisme et mon défaitisme coexistent de façon évidente. Un passé fantasmé auquel se raccrocher pour continuer de lutter. C’est le genre de complicité dont je rêve qu’elle remplace l’atomisation de nos individualités.

L’auteur, Larry Mitchell, a voulu écrire un conte pour enfants. C’est un conte, certes, mais pas particulièrement pour enfants. Un conte de fées, de reines et de pédales, parut en 1977 aux USA. Mitchell l’a écrit en deux parties.

La première est mythologique. C’est l’histoire de la naissance des pédales, des hommes tordus, des reines, des fées. L’histoire de leur traque par les hommes, et de leurs alliances entre elles. Comment déjouent-elles les pièges des hommes ? A quoi occupent-elles leurs existences ? Quels secrets partagent-elles avec les femmes fortes et avec les femmes qui aiment les femmes ?

« La version des pédales

Tous les hommes pourraient être pédales ou ami-es de pédales. Ils l’ont été autrefois. Le souvenir ténu du temps où les pédales et leurs ami-es étaient libres subsiste encore. Le souvenir survit dans les os des pédales. Le souvenir surgit la nuit quand les os sont le plus silencieux. Dans le noir, les pédales se souviennent qu’elles vivaient autrefois en harmonie les unes avec les autres et en harmonie avec le monde. Elles adoraient les femmes qui aiment les femmes et les femmes qui aiment les femmes adoraient les pédales. Soudainement, bizarrement, certaines pédales ont commencé à éprouver une mal-a-dit. Elles ont commencé par couper les arbres qui protégeaient les autres pédales du vent et de la pluie. Puis elles ont brûlé la terre qui nourrissait les autres pédales. Elles ont tué les jeunes animaux et les ont mangés. Elles ont commencé à asservir les femmes, toutes les femmes. A mesure que la mal-a-dit avançait, elles ont arrêté de toucher les autres pédales. A cet instant même, elles sont devenues des hommes et ont attaqué les femmes qui aiment les femmes et qui ne se doutaient de rien. Les effusions de sang et la dévastation ont pénétré les os des pédales et ont commencé à effacer le souvenir de l’harmonie. Les femmes qui aiment les femmes et les pédales étaient les seules à connaître le remède à la mal-a-dit des hommes. Mais les hommes ne voulaient pas être guéris. […] La nuit, lorsqu’elles sont invisibles, les pédales se souviennent de la liberté. Elles s’échangent ce fluide magique de leur queues et caressent leurs os fatigués par défi et en mémoire du temps passé. »

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Les personnages du conte sont clichés. Mais ils sont dépeints avec une belle bienveillance, qui sait être autant douce que piquante. On comprend que ces groupes se fréquentent et se soutiennent dans un monde dominé par les hommes sans couleurs. Leurs révoltes, leurs mésaventures, sont touchantes. Parce qu’elles n’abandonnent pas. Qu’elles sont à la fois faibles et fortes. Elles donnent tout, puis se trouvent des zones de répit où se reposer à l’abri. Elles attendent la nuit pour sortir, pour tapiner ou baiser. Mitchell nous offre un conte anticapitaliste et anti-patriarcal. Un doux poème épique, qui m’a rapidement fait penser aux Guérillères de Wittig.

La deuxième partie est faite d’une multitude de petites histoires individuelles et collectives. Elles ont lieu dans un espace-temps proche du nôtre, on ne sait trop quand ni où. Lilas, Pomme de Pin, Rayon de Lune, Tomate offerte, Primerose, Bleu Celeste, Jonquille et Grive des Bois se cherchent, se trouvent elles-mêmes, en trouver d’autres comme elles, forment des groupes (le Clan des fils de la Relève, le clan des pédés comme un phoque, le clan des Sans-Nom). Elles s’attachent les unes aux autres, se prêtent main forte jusqu’à risquer la clandestinité. Mais qu’est-ce que risquer la clandestinité quand la loi des hommes ne veut de toute façon pas de nous ?

« Le Clan Sans-Nom vit dans une maison discrète, en retrait de la rue, à l’ombre des grands et massifs épicéas. Personne dans la communauté ne parle d’elles ni de ce qu’elles font, mais tout le monde leur parle. Elles mènent des vies tranquilles, apparemment décentes, assises à la maison devant de grands métiers à tisser des étoffes et des tapisseries. Elles étudient les manuels ésotériques, les cartes anciennes, la calligraphie et les systèmes bancaires.

En public, l’identité exacte du clan reste volontairement vague. Elles essaient d’être présentes dans la communauté, mais sans se faire remarquer car elles ne sont qu’un maillon d’un vaste réseau fait de celleux qui ont fui les hommes. Pour ce faire elles ont besoin d’une communauté dans laquelle se fondre et, aux yeux des hommes, rien ne ressemble plus à une pédale qu’une autre pédale »

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Ça y est, j’ai dit « nous », ce mot que je manie rarement. Je l’ai senti au fond de moi : cette histoire est aussi la mienne. Ces déboires et ces joies-là ont été et seront demain les miennes. Il faut avouer que les livres qui parlent de moi, je n’en connais pas des tonnes. J’étais tombé en extase devant les Guérillères de Wittig, parce qu’elle inventait une histoire lesbienne à laquelle me raccrocher. Elle aussi parlait à mon cœur. Les contes de Terremer d’Ursula Le Guin parlent à mon cœur parce que je me reconnais dans les mésaventures de Ged. Les plumes de ces deux autrices sont justes fantastiques. Dans un genre bien moins poétique, subtil béton parle de moi également. Et puis à peu près tout. Ça fait quatre livres maintenant. Alors ce bouquin-là, je ne vais pas le lâcher. C’est comme un doudou qui réconforte. L’histoire est décousue. Il se relit d’autant bien par bribes. Quelques pages devraient suffire à me mettre du baume au cœur.

J’écris ces lignes depuis la gare de Luméville. J’ai été ici quelque chose comme une pédale qui touche le fond. Il y a longtemps.

Si toi aussi tu es une pédale dépressive, j’ai un remède pour toi : cours lire « les pédales et leurs ami-es entre les révolutions » ! C’est du baume au cœur ! Il soufflera un vente d’air chaud sur ta mélancolie. En tant qu’ex-pédale-dépressive je te le dis : il faut faire passer ce bouquin entre les mains de toutes les pédales déprimées d’hier et de demain, ainsi qu’à leurs ami-es fana de Monig Wittig et Ursula le Guin. Je sais, ça fait du monde ! Mais je suis dans une phase euphorique, ne me cassez pas mon trip !

Les pédales et leurs ami-es entre les révolutions

de Larry Mitchell et Ned Asta

Traduction de l’étasunien par Paul Chenuet et Adel Tincelin

éditions du commun, éditions des Grillages

2023, 18€, 160 pages