Lettre à Wendy Delorme

Chère Wendy,

J’ai regardé la mise en scène de ton roman, et j’ai accroché direct. Puis j’ai bu « viendra le temps du feu » comme on se délecte de l’eau de source. C’était revigorant et émouvant. La dernière à m’avoir touché comme ça c’était Virginia Woolf et avant elle Monique Wittig et James Baldwin. Tu as cette plume de poète qui rend la lecture douce et croustillante. Ces mots qu’on a envie de lire à voix haute pour les entendre sonner. J’ai trouvé ta prose incarnée, palpable des 5 sens, et ancrée dans une réalité sociale tangible. Je me suis reconnu dans tes personnages et leur lutte pour une vie désirable. Un monde où l’on ferrait autre chose que survivre.

J’ai lu les Guérillères entre tes lignes. Cette recherche d’une histoire qui parlerait de nous, de nos tendresses et de nos espoirs. Des légendes qu’on s’invente pour penser plus large et plus profond.

J’ai été touché par la foule de relations que vivent tes personnages, et leur isolement affectif en miroir. Je chéris les roman chorale et le tien m’a pris aux tripes.

J’ai eu envie d’apprendre les danses feutrées des promeneurs nocturnes. Envie de traverser le fleuve à gué pour trouver la chaleur des corps de ces femmes, et leurs chants.

Jusqu’à ce que j’arrive à la page 103, la première lettre des uraniens. Descente raide et brusque. J’ai d’office reconnu les mots de Paul B. Preciado et ai commencé à grincer des dents.

« Première lettre des uraniens

Nous parlons un autre langage.

Ils disent identité nous disons multitude.

Ils disent maîtriser la banlieue, nous disons métisser la ville.

Ils disent capital humain, nous disons alliance multi-espèces.

Ils disent pouvoir. Nous disons puissance.

Ils disent intégration nous disons code ouvert.

Ils disent homme-femme, Blanc-Noir, humain-animal, homosexuel-hétérosexuel …

Nous disons tu sais bien que ton appareil de production de vérité de marche plus. »

J’ai été lire les remerciements à la fin du livre pour plus de précision. Tu es explicite : Un appartement sur Uranus t’a tellement plu qu’il t’a inspiré ce roman. Tout à coup, le doux rêve qu’ont été ces cent premières pages tourne à la mauvaise blague. J’ai l’impression d’avoir loupé le sens que tu donnes à ton récit. Je n’ai rien décelé qui préfigure ce retournement. Rien de rien. Rien ne prédestinait ton roman à être une apologie d’un cyber-féminisme flirtant avec le posthumanisme. Aucun indice. La critique de la société industrielle, de l’hétéronome, du patriarcat, de l’état, j’adhère. Et voilà que tu donnes la parole à un bulldozer de la représentation pseudo-subversive. Quelqu’un qui a fait des images choc sa marque de fabrique. Quelqu’un qui ne sait jamais énoncer la complexité, la subtilité et le doute. Quelqu’un qui assène des vérité préfabriquées en prétendant vouloir casser les moules. Une sorte de publicitaire né. Comment Preciado peut-il t’inspirer quand il m’inspire tout le dégoût du monde, et que j’aime tant te lire ? Pourquoi t’en référer à lui pour penser un ailleurs désirable ? Quel foutu lien entre Preciado et Wittig ? Aucun. Rejettes-tu comme lui toute idée matérialiste pour embrasser l’esthétique de la fluidité des corps ? Je ne taxe pas gratuitement Preciado de libéral. Il n’a strictement rien d’anarchiste, et le voir encensé dans les milieux queer me donne envie de prendre un maillet. Si Preciado représente un pensée queer et libertaire, je nous pense très mal barrés. Il utilise un jargon libertaire pour sombrer dans une sorte de libertarianisme progressiste. Je n’ai pas besoin de Preciado pour rejeter l’État, la patriarcat, le capital, les identités et le colonialisme. Et contrairement à Preciado, je chie sur la performance langagière. Je chie sur l’idée que changer des mots change notre réalité. C’est une pensée perchée, une pensée pour ceux qui n’ont aucune entrave réelle dans leur vie et qui se cachent dans le monde des idées pour prétendre qu’ils sont empêchés. La théorie de Preciado est un doigt d’honneur au féminisme matérialiste. Un fuck-off à toute lutte ancrée dans une histoire. Preciado c’est l’atomisation de la pensée. Et ça ne me fait ni sourire ni plaisir d’imaginer un monde dicter par ce genre de conneries bourgeoises.

Je sais que tu seras tentée de me ranger dans la case des radfem rageuses qui ont loupé quelques vagues de déconstruction. Les causes perdues à qui il ne faut accorder aucun intérêt. C’est facile de mettre les gens dans des cases, même quand on prétend les défoncer. Je ne vais pas défendre ma cause. Je n’ai pas envie de me justifier, de te lister mes positions sociales pour rendre audible mon propos.

Je voulais te dire que j’ai fermé ton livre à la fin de la première lettre aux uraniens. Et je ne peux pas l’ouvrir à nouveau. Maintenant que Raphaël a pris sa carte chez les uraniens, je n’ai plus envie de le suivre. Je pressens que les chemins escarpés empruntés par tes personnages vont tous se retrouver dans ce parti subversif. Les uraniens. Une autoroute intergalactique de la subversion révolutionnaire nocturne. Et j’enrage déjà de les voir un-e à un-e tomber dans le panneau. Jusqu’ici je ne savais pas où iels allaient, et j’aimais les voir avancer. Maintenant je le vois tomber dans des postures superficielles et creuses, comme dans un vortex. Et s’engluer dans une théorie sans queue ni tête, complètement désincarnée. Je préfère m’arrêter là. Ne pas ternir le plaisir qu’ont été ces cent premières pages. Un délice frustrant, mais un délice tout de même.

Ce roman était le premier que je lisais de toi. Ça sera sûrement le dernier. Pas parce que tu fréquentes Preciado et que tu en deviendrais infréquentable, mais parce que tu relaies ses théorie fumeuses, allant jusqu’à structurer ton roman autour. Je ne sais pas où tu te situes politiquement, Wendy. Je suis anarchiste, anti-tech, queer et féministe. Et je n’aime pas la confusion qui règne dans ton bouquin. Je n’aime pas être pris dans une histoire pour qu’au milieu du livre on me retourne le cerveau. Je n’aime pas vraiment être manipulé, ni être pris pour un con. Tu as écrit deux romans en un. Je conseille le premier, pas le second. Je peut concevoir que tu ne vois pas de contradiction forte entre cette première et cette seconde partie. Que tu les penses cohérentes. C’est la grande force du confusionnisme à la Preciado, rentre compatible des choses qui ne le sont pas idéologiquement. Rendre méprisable toute tentative de se rattacher à une pensée structurante. On nage dans le flou théorique intersidérale, glanant des idées à droite à gauche parce qu’elles plaisent à nos oreilles. Je vois cette démarche gagner du terrain dans les milieux anarchistes. Je suis grave démuni face à ce constat. Comment s’opposer à une truc aussi plaisant que le refus en bloc de tout repère idéologique ? Je suis pas sûr d’avoir les épaules. En attendant, je peux au moins m’épargner les romans qui diffusent ce genre d’idée. Et commencer à écrire ci et là des critiques sur le sujet. L’attaque frontale est rarement une solution gagnante. J’essaierai d’être plus subtil qu’un bulldozer sans pour autant avancer masquer. Je cherche pas à faire adhérer qui que ce soit à mes idées, mais à gratter le vernis de l’assurance à toute épreuve. Celle qui est sûre d’elle mais ne sais pas argumenter.

C’est, j’imagine, le sens ce cette lettre. Essayer de te gratter. Et puis te laisser formuler toi-même les questions qui apparaîtront. Te laisser y répondre toi-même également. Tu me répondras si tu veux me dire ce que t’évoque cette lettre. Sinon, elle restera lettre morte. Peu importe.

Si mes critiques te semblent étranges, elles ne sont pas isolées. Je t’invite à aller lire:

Paul B. Preciado, Gucci et les misères du capitalisme, Miquel Martínez, décembre 2020, traduit par trounoir.org

Trans n’est pas transhumanisme, Alex B., octobre 2018, brochure diffusée sur infokiosques.net, (particulièrement les pages 21 à 27)

Tu as aimé Un appartement sur Uranus, recueil de ses chroniques dans Libé. Peut-être liras-tu autrement ces articles après avoir lu les truc ci-dessus. Si tu vois s’écailler son vernis libertaire, je te conseille alors de relire:

Mon corps trans est une maison vide, Paul B. Preciado, octobre 2016, Libération

Nos écrans se regardent, nos écrans s’aiment, Paul B. Preciado, janvier 2017, Libération

Procréation politiquement assistée, Paul B. Preciado, septembre 2013, Libération