Ni dieu ni maître #1

Comment défendre encore « Ni dieu ni maître », le slogan ? Je me pose la question depuis que je suis anarchiste. Peut-être n’ai-je pas besoin d’une réponse évidente. Peut-être ma réponse n’est-elle que la mienne.

J’ai repris des études à la fac pour creuser le sujet des religions plus sérieusement. Je suis loin d’avoir fait le tour du sujet, mais j’ai l’impression d’être enfin capable de partager quelques idées. Je ne suis plus pétrifié. Je n’ai plus peur de dire des conneries. Après tout, raconter des conneries sur la religion est une sorte de spécialité anarchiste. Je ne ferai sûrement pas pire que ceux qui en parlent à tort et à travers, à coup de grandes vérités tranchantes.

Étudier les religions m’a apporté au moins une certitude : celle que ce sujet est très complexe. Rien que si tu prends le mot « religion », et que tu te demandes ce qu’il signifie, une tonne de définitions s’offrent à toi. Impossible de t’y retrouver au premier abord. En fonction de la définition de « religion » que tu acceptes, tu incluras plus ou moins de mouvements spirituels dedans. Il y a une foule d’arguments subtils (historiques, philosophiques, politiques, sociaux) pour définir un mouvement comme religieux et non un autre. Je ne comprends pas le quart des querelles sur le sujet.

Je m’en suis longtemps tenu à la définition adoptée dans mon cours de définition des religions. Il se basait sur la définition de Yves Lambert. Lambert voit la religion comme l’association de trois critères :

– Une croyance en une réalité supérieure (êtres, forces, entités dépassant la condition humaine)

– Des rites de communication avec cette réalité (prière, rite, culte, sacrifice)

– Une communauté de fidèles

Il s’agit d’une définition large, qui comprend aussi bien l’animisme, l’ésotérisme New Age ou l’hindouisme. Cette définition inclue bien trop de rapports au monde pour qu’on puisse parler de « La religion en général ». Ou dire « j’emmerde les religions ! ». Enfin perso, dans ce sens là, je ne défends pas le « Ni dieu ni maître ».

Les définitions qui ont capté mon intérêts sont les définitions fonctionnalistes, qui incluent encore plus largement des mouvements politiques et culturels dans leurs girons (partis, syndicats, clubs sportifs …). J’ai découvert le concept de « religion séculière », et ce fut comme une révélation. Ça faisait des années que je ruminait dans mon coin l’idée que les organisation politiques avaient un fonctionnement religieux. Parce qu’elles sont imprégnées de croyances et pratiquent des rituels pour faire vivre cette croyance. Parce qu’on est endoctriné en religion autant qu’en politique. Une fois passée la joie de découvrir que d’autres avaient théorisé ça, mon enthousiasme s’est calmé. L’analogie, quant on la poussait, me paraissait assez creuse au final. C’est déjà assez compliqué d’appréhender un champ aussi large que celui des religions, pourquoi y inclure des mouvements culturels qui ne cultivent pas une croyance en une entité supérieure ? Ça n’arrêta pas mon envie de tisser des ponts entre mouvement religieux et mouvement politique. Il y a là des questions que je brasse depuis longtemps. Pourquoi on entre en militance ? Pourquoi on y reste et pourquoi on en sort ? Ces questions, je me les posent pour la religion également. Pourquoi on entre en religion ? Pourquoi on y reste et pourquoi on en sort ? Dans mon expérience, appartenance politique et religieuse sont étroitement liées. J’avais envie de comprendre ce qui en général les reliait et ce qui les différenciait. J’ai entrepris de me pencher sur la sociologie de la conversion pour continuer cette recherche personnelle.

Pourquoi les croyants croient-ils ? Marx s’est aussi posé la question. Comme beaucoup de gens, je n’ai pas lu Marx. Des idées marxiennes sont logées dans ma tête sans que je ne sache ni les identifier ni les définir. Et parmi ces idées, je croyais avoir compris ce que Marx pensait de la religion : elle est l’opium du peuple. Ça me paraissait assez maigre, mais une piste intéressante à creuser. Après tout, c’était LA citation mobilisée pour défendre « Ni dieu ni maître ». Mais on fait dire ce qu’on veut aux citations. J’ai appris tardivement que « La religion est l’opium du peuple », était un fragment de citation, mieux éclairé par ce qui est écrit avant et après. Marx écrit :

« La détresse religieuse est, pour une part, l’expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple. L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l’exigence que formule son bonheur réel. Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l’auréole. »

Karl Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843.

Cette citation nourrit mes réflexions à chaque relecture. Elle est une réponse générale et idéologique, mais un préambule assez satisfaisant à mon sens. Elle me rappelle que les religions sont le fruit de la misère sociale. Qu’elles occupent une fonction sociale dans la société capitaliste : celle de la pacification des conflits de classe. Qu’il est vain de lutter contre la religion sans lutter contre le système social (et vice-versa). Et qu’on a besoin d’illusions pour affronter la merde qui nous entoure. S’il n’y avait qu’une phrase à garder, en plus de la partie sur l’opium du peuple, je garderait celle-ci « La religion est le soupir de la créature opprimée ». C’est plus ambiguë. Ca ajoute une finesse qui manque cruellement à tous ces discours qui font des croyants des cons finis, abrutis par le fanatisme, drogués à l’opium.

On a besoin d’illusions pour affronter la merde qui nous entoure… Et à regarder couler la vallée des larmes, je me demande : qui n’a pas besoin de croire en quelque chose ? De se sentir appartenir à un grand tout ? Pas uniquement pour supporter la misère du monde, mais simplement pour être au monde.

Toute croyance n’est pas religieuse. Je ne crois plus en l’avènement de la révolution, comme à l’apocalypse, mais je crois qu’un changement émancipateur radical serait la meilleur chose qui puisse arriver à l’humanité. Je crois pourtant que l’humanité est une plaie pour cette planète, et qu’elle se porterait bien mieux sans nous. Je crois en l’action collective non-hierarchique. Je crois en la nécessité de transmettre des pratiques d’autonomie, mais je ne vois pas en leur utilisation une fin en soi. Bref, j’ai beau ne pas être « croyant », je crois en plein de choses. Et le jour où j’ai essayé de faire la peau à toutes ces croyances, mon existence sur cette terre a cessé tout net de me faire sens. Après avoir déconstruit une à une les croyances, il ne restait plus qu’une seule évidence : il me fallait disparaître.

J’en suis sorti en me disant que j’avais besoin de m’accrocher à des idées fortes pour trouver un sens à la vie. Je choisirai des idées qui me parlent personnellement. J’arrêterai de cracher sur l’utopie ou la foi en l’avenir. Parce que j’ai besoin de croire (juste un peu) en l’avenir pour continuer à vivre.

Quand je croise un anarchiste qui crache sur la religion et prétend ne croire en rien, je rigole doucement. On peut cracher sur la religion et utiliser un tapis de croyances pour se justifier. La croyance, ça serai mal, ça serait oppressif, ça serait le contraire de la pensée libre. On est là dans un gros nœud idéologique. Et après un temps à en rire, ça me gave assez vite. Parce que peut importe les arguments que j’utilise contre ce nœud, ceux qui le défendent y tiennent comme à la prunelle de leurs yeux. Rien à faire. La raison s’opposerait à la croyance. La vérité à l’obscurantisme. Et là on voit s’élever un dogme inattaquable. Un truc qui t’envoit balader, en te taxant de « woke » si tu émets une petite réserve. Le fanatisme n’est pas que religieux n’est-ce pas.

J’ai longtemps défendu que le rempart au dogmatisme était l’esprit critique. C’est encore ce que je défends, mais j’ai déjà vu l’esprit critique s’ériger en dogme aussi. Comme quoi vraiment tout peut virer au dogme !

Quand je parle avec quelqu’un, que j’ai envie de discuter d’un sujet qui nous anime, ce n’est pas son niveau de religiosité ou le mien qui nous en empêche. C’est plutôt la capacité qu’on aura l’un et l’autre à être empathique, à partager nos idées sans les imposer, à considérer sans mépris les idées de l’autre, sérieusement. Notre capacité à faire un pas de côté pour échanger sereinement. Parce que partir du principe que je n’ai rien à partager avec celui qui ne pense pas comme moi, c’est m’assurer de m’enfermer dans un dogme à peu de frais. Merci, non merci.

C’est sûrement ça qui m’emmerde dans « Ni dieu ni maître ». C’est qu’une fois que j’ai scandé le slogan, j’entre dans une bulle pour ne plus en sortir si facilement. Même sans le vouloir, même si tu arrives à faire une distinction entre la religion et le croyant, quand tu craches sur l’un, tu craches irrémédiablement sur l’autre. T’as qu’à regarder comment la plupart des anarchistes se sentent personnellement visés quand ils entendent que « l’anarchie c’est le chaos ». L’appartenance à une idéologie fait de toi le défenseur de cette idéologie, qu’elle soit religieuse ou politique.

Bon, je ne discute pas avec tout le monde non plus. Je ne suis pas un défenseur de la tolérance, qui relativise toutes les prises de positions en un ‘il en faut pour tous les goûts’. Mais l’appartenance religieuse ne dit rien des opinions des gens. De la théologie de la libération aux témoins de Jéhovah, il y a dix mille façons d’être chrétien. Du juif de Kippour au juif hassidique, il y a dix mille façons d’être juif. Chaque mouvement religieux est traversé de divergences politiques. Il y a  des courants religieux réactionnaires, conservateurs, réformistes ou révolutionnaires. Il y a autant de lectures différentes des textes et pratiques sacrées qu’il y a de courants religieux. Autant de rapports (à la croyance, aux rites et à la communauté) qu’il y a de croyants Alors, j’ai arrêté il y a longtemps de considérer les personnes en fonction de leur appartenance à une idéologie religieuse.

Je me garde bien de dire à un croyant comment mener sa vie. Je me laisse influencé par quelques réflexions spirituelles, quant elles abordent le monde d’une façon qui me parle. J’ai soif de comprendre comment les idéologies religieuses façonnent le monde (matériel et immatériel). Pourtant, je pense que la religion, quand elle est institutionnalisée, perd bien souvent ses prétentions de changement social radical. Je pense que la religion est un agent de pacification social, et qu’elle participe généralement des divers systèmes d’oppression structurels. Pas tant qu’elle en soit la cause, mais que les religions de notre société sont souvent à l’image de notre société : patriarcales, capitalistes, racistes … Elles donnent sens à un monde qui leur préexistent, et le justifient (tout en prétendant l’influencer positivement).

Mon rapport à la religion est ambivalent. Si mes recherches en sciences des religions m’aident à explorer et nuancer mon approche, je tiens à tirer le fil entre ces connaissances et mon éthique anarchiste. J’ai décidé de quitter l’université pour poursuivre ce chemin. Mais je tiens à ne pas me perdre en route. J’ai à cœur de confronter mes réflexions à la critique. J’entame ici une suite de billets de blog autour des religions dans une perspective anarchiste critique. Je n’irai pas droit au but, je prendrai bien des détours. J’essaierai de ne pas parler « des religions » en général, mais de m’arrêter sur un sujet ou un autre. Ces billets sont une modeste contribution à des réflexions qui irriguent et divisent les milieux anarchistes. A la vue des tensions qui ont animé les rencontres internationales anarchistes de Saint-Imier cet été, le sujet me paraît être (encore) d’une forte actualité.

à tout bientôt,

TaL