Karim Miské est documentariste. Il nous fait entrer dans son enfance comme dans un film. Il a choisi quelques épisodes qui l’illustre. Fils d’une assistante sociale communiste et d’un diplomate aristocrate mauritanien, il a grandi entre plusieurs mondes en n’appartenant vraiment à aucun. Dans cet essai, il raconte ce voyage entre les mondes. Et son impossibilité à faire allégeance à quoi que ce soit. Le livre est rythmé, pêchu. Miské écrit comme il parle. Sa plume est fine et percutante à la fois. Un plaisir à lire !
Miské commence son bouquin en parlant du stigmate de bâtard qui lui colle à la peau dans la famille de sa mère. A demi-mot. Un truc enfoui qui transparait subtilment jusqu’à ce jour où son grand-père le lui balance à la gueule. Bâtard. Parce que fils d’un arabe. Bâtard, parce que métisse. Coup dur pour le gosse de neuf an. Double coup dur que personne ne note l’insulte du grand-père. Un non-événement. Marquant pourtant.
« Quelque chose comme l’explosion d’une grenade assourdissante au milieu du salon. Chacun reste hébété, sidéré, seul. Lécher ses plaies, regarder si un éclat n’est pas resté fiché quelque part. Et si, bien sûr. Partout. Tu es transpercé d’une multitude d’invisibles shrapnels qui jamais ne quitteront ton coeur ni ton âme. Faudra juste apprendre à vivre avec. Faudra juste apprendre que tu vivais avec depuis toujours. La violence, la douleur, ça sépare, impossible de les partager. Impossible de voir que ta mère aussi a été meurtrie au plus profond de son âme. »
A 15 ans, Karim se réjouit de découvrir la Mauritanie, la terre de son père. Il idéalise cette terre. Il pense qu’il sera là-bas dans son élément, parmis les siens. Dégringolade. L’islam est omniprésente et il n’y connaît strictement rien. Il fait semblant un temps. Il rencontre sa grand-mère et comprend que elle non plus n’a pas approuvé l’union de ses parents. Passe encore que sa mère soit française, mais qu’elle soit athée, c’est un nogo. Miské nous raconte comment il passe de surprise en déception tout le long du séjours. La négrophobie de sa grand-mère le laisse sans voix. Quand il comprend que sa famille (aristocrate) possède des esclaves, et que c’est la norme dans le pays, il hallucine complet. C’en est trop. Lui qui défend les droits de l’homme, la liberté … Il ne supporte pas cette situation. Et il comprend, qu’à ce monde-là non plus, il n’appartient pas.
« PUTAIN L’ESCLAVAGE
MANQUAIT PLUS QUE CA
Non, mais c’est quoi cette hallu ? Ramenez-moi à la maison. Comment vous pouvez me faire un tuc pareil. Parce que comme coup de pute ça se place un peu là. Prendre un gamin de quinze ans, le téléporter directement du Jardin des Plantes jusqu’à Nouakchott. Un gamin athé, de gauche, convaincu qu’il existe un truc appelé droits de l’homme, comme tout le monde en gros, en son lieu et en son temps. Téléporté donc, dans un pays où des êtres humains en possèdent d’autres, par héritage ou par achat. […] On m’avait téléporté, pour de vrai, dans un putain d’univers parallèle, un monde invraisenblable, à une place, hmmm, inconfortable. Celle du salaud. »
Miské nous fait vivre tout ça avec la taille d’un gamin, et le recul d’un type qui en a cinquante. Un récit introspectif qui ne sombre pas dans la psychanalyse. Il nous montre la complexité d’une vie par quelques touches.
A huit ans, Miské passa du temps en Albanie avec sa mère. Elle écrivait un livre sur l’émancipation des femmes sous le régime de Hoxha. Elle ensenssait ce pays communiste non-alligné. Lui, avalait la doctrine pure et la régurgitait à tout va. Il faisait la morale à tous et s’offusquait des comportements non-prolétariens. Il fréquenta le temps d’un dîner un couple de dirigeant intrigué par le zèle de cet enfant français. C’est bien plus tard, devant un documentaire, qu’il comprendra qu’il s’agissait d’une dictature, dans laquelle la classe dirigeante bénéficiait d’immenses privilèges et terrirosait la population par de constants emprisonnements arbitraires. Gamin, il avait pensé comme sa mère, il voyait en l’Albanie un rêve devenu réalité. Adulte, l’Albanie lui apparu comme un cauchemar. Désillusion.
En CM2, Miské ne participait pas aux rivalités garçons/filles ou garçons/garçons. Il les regardait. Il trouvait ça absurde. Ridicule de s’en prendre à des filles parce qu’elles étaient des filles. Et en refusant de participer à ça, il s’isolait. Son attitude passait pour étrange, bizare.
« Rien ne m’allait dans tout ça. Ni l’archétype masculin ni le féminin. Il me fallait bien, pourtant, être quelque part. D’où mon indécision au moment d’attaquer les filles à la piscine, ça me semblait un objectif aberrant, mais les autres y croyaient tellement fort que je me demandais si je ne devais pas faire comme eux, les suivre, me comporter en mec, quoi. Et non, même en me forçant je ne pouvais pas.
ETAIS-JE VRAIMENT UN GARCON ?
Il y avait une question de cet ordre dans le regard de mes camarades de classe au moment de ne pas les suivre. Aucun d’entre nous ne l’aurait formulé ainsi mais c’est bien ce qui était en jeu. En avoir ou pas, en être ou pas, choisir son camp, une fois encore.»
Enfant, Karim Miské a essayé d’appartenir. À ses origines. À des idéologies politiques. À des religions. À un genre. En vain. Ce n’était pas fait pour lui. Trop étroit. Trop rigide. Trop absurde. Alors, il s’est accroché à la littérature comme à une croyance. Se laissant transformer tant par Arendt que par des romans policiers. De cette lecture croisée, il a tiré une lecture du monde.
« L’avenir radieux, le bien de l’humanité, bullshit, prétextes. Chez Chandler, Hammet, Himes, Manchette, Chase, Siniac ou de Villiers, je croquais enfin le fruit de l’arbre de la connaissance. L’être humain n’est pas bon, ducon ! Il aime tuer, mentir, tourmenter. Puis s’en vouloir et jouir, qu’il passe à l’acte directement ou par procuration. Seulement voilà, « tu ne tueras point », patin coufin. Alors il faut biaiser, s’inventer des raisons, des prétextes. Appartenances, tribus, identités, communautés, systèmes de croyances, tous ces trucs indispensables et insensés fournissent des alibis en série. Comme si c’était leur seule raison d’être : te permettre de te lâcher contre l’autre, le crouille, le roumi, le youd, la femelle, le goy, le négro, le gaulois, le pédé, le macho, le facho, le trostko, le catho, l’islamo. Celui qui n’est pas toi et que les tiens t’ont désigné comme licite repoussoir. »
C’est le genre de tirade qui me plaisait beaucoup à ma première lecture il y a plusieurs années. Aujourd’hui, ça me laisse dubitatif de mettre dans le même panier le gaulois et le négro. Si la critique des identité me fait du sens, la mienne ne s’abtient pas de considérer les systèmes d’oppression structurels. Je sais que le racisme anti-blanc n’a rien de structurel, alors que la negrophobie l’est (l’expérience de Miské en Mauritanie aurait pu le lui apprendre). Miské choisi de faire de son refus de l’appartenance, un refus philosophique, politique.
« Car au fond tu sais bien, toi, que la foi en la littérature, fût-elle policière, n’a jamais tué personne, au contraire de la plupart des autres croyances politiques ou spirituelles. Tu le sais, mais tu sais aussi que le sentiment de supériorité est une impasse ».
Karim Miské est à vrai dire plutôt dépourvu de mépris. Son humanisme, son universalisme ne sont à mon sens pas si rebutant. Sûrement parce que Miské ne prétend pas avoir raison. Il ne prétend pas n’avoir aucune croyance, et il ne pretend pas que les siennes vaillent mieux que celles des autres. Si l’universalime pouvait plus souvent ressembler à cela, il ferait certainement moins de dégats. Cependant, il ne nous épargne pas quelques considérations moraliste. « Le meurtre c’est mal » y a-t-il position morale plus consensuelle ? Je ne défend ni le meurtre, ni la torture, ni l’enfermement, fussent-ils révolutionnaires. Mais je ne prétend pas faire de cette idée le fondement de mon éthique. Et je ne pense pas que Miské adhère à la littérature parce qu’elle n’aurait jamais tué personne, mais simplement parce qu’il aime ce que lire lui procure comme sensations. Parce qu’elle lui a apporté de belles découvertes. Au moment de conclure, alors qu’il cherche à ouvrir sa reflexion, Karim Miské n’y parvient pas vraiment. J’ai adoré lire ce livre, et je le conseille vivement. Pourtant, la conclusion me chiffonne.
Quand je lis Miské, je lis un homme qui s’est confronté de bien des manières aux normes coercitives. Je lis l’enfance d’un homme qui a vu le monde et n’y a pas trouvé sa place. Ca me parle. Je n’aspire plus à trouver ma place. Je suis, comme lui, critique de l’appartance car je ne sais pas appartenir. J’en suis incapable sur le temps long. Je me trouve systématiquement à déserter les rôles qu’on m’a attribués. Lui a trouvé refuge dans la littérature. Personellement, j’ai trouvé dans l’anarchisme un lieu de repli pour échaper à l’appartance. Comme Miské, j’ai longtemps cru, que parce que j’avais une mauvaise expérience de l’appartenance, de l’identité, cela prouvait qu’elles étaient néfastes. Logique individualiste par exellence. J’ai trop longtemps été englué dans cette évidence.
Si la littérature a un fort intérêt, c’est à mon sens celui-ci : nous ouvrir à des mondes qui nous sont inconnus, nous amener à penser différemment, entrer dans la tête d’un-e autre pendant un temps. Et se laisser influencer par ellui. Quand je lis Miské, je fait mienne son expérience, et je comprend en quoi ma vie est différente de la sienne. Il m’aide à complexifier ma vision du monde. A comprendre que ce que je pense n’est pas la seule pensée valable. Que mon expérience n’est pas généralisable.
Alors ce n’est pas tant l’universalisme ou l’humanisme de Miské qui m’emmerde, que son individualiste incapacité à concevoir des choses qui ne le concernent pas. Lire quelqu’un, qui prétend ne croire qu’en la littérature, généraliser son expérience pour modeler sa vision du monde, je trouve ça assez triste en fait. Le type a voyagé cent fois plus que moi dans sa vie, il a lu plus de livres que je n’en lirai jamais, et il reste à se regarder le nombril. Avec humilité, certe, mais quand même. Il est loin d’être le seul à faire comme ça, mais quand même. Tout le monde n’écrit pas de bouquin pour expliquer son rapport au monde. Est-ce trop demander à un auteur de se décentrer (au moins dans sa conclusion). Je ne pense pas. Je ne me satisfais plus du « je pense ce que je pense parce que j’ai vécu ce que j’ai vécu ». Je nous souhaite de nous laisser influencer, chambouler, par des expériences qui sont à mille lieux des nôtres, ainsi que par des expériences qui sont proches des nôtres. Et de les prendre en compte quand nous racontons notre propre rapport au monde. Parce que le monde n’est pas la somme de mes expériences individuelles.
N’appartenir, de Karim Miské
chez Viviane Hamy, 2015
12.50€