Lettre à Constance Debré

Cher Constance,

Je viens de finir ton livre « nom ». Tombé dessus par hasard chez un ami. La quatrième de couverture me vend du rêve : « J’ai un programme politique. Je suis pour la suppression de l’héritage, de l’obligation alimentaire entre ascendants et descendants, je suis pour la suppression de l’autorité parentale, je suis pour l’abolition du mariage, je suis pour que les enfants soient éloignés de leurs parents au plus jeune âge, je suis pour l’abolition de la filiation, je suis pour l’abolition du nom de famille, je suis contre la tutelle, la minorité, je suis contre le patrimoine, je suis contre le domicile, la nationalité, je suis pour la suppression de l’état civil, je suis pour la suppression de la famille, je suis pour la suppression de l’enfance aussi si on peut. »

J’ai envie de crier : « Moi aussi ! » (à deux phrase près, ici en italique). Moi aussi ! J’emprunte ton livre et le lis en une journée. L’enthousiasme est descendu raide. Au Chapitre 11 c’était la chute libre. Si je t’avais devant moi je t’aurais souhaité bien des malheurs. J’ai terminé ton dégueulis non sans mal, rien que pour pouvoir t’en parler argument à l’appuie. Je peux ce soir dire le plus sérieusement du monde que ton livre n’est bon qu’à torcher des culs. Désolé si je reste trop gentil.

Je ne t’ai pas attendu pour cracher sur la justice et la taule, la famille et l’héritage, la bourgeoisie et l’identité. Je ne t’ai pas attendu pour faire ce que tu appelles des « choix ». Mais peut-être aurais-je dû. J’aurais alors pu lire ton livre comme une révélation divine, l’appel d’un être illuminé qui a compris le sens de la vie et me fait le cadeau de me transmettre sa philosophie. J’aurais pu boire tes mots, me délecter de ton individualisme (si subversif), de ton nihilisme (si abrasif), de ta suffisance (si paternaliste). Dans un autre espace-temps, j’aurais pu voir en toi un guide dont la mission serait de prescrire « comment on doit vivre ». Où sont le bien et le mal. Et quels choix faire pour être libres, réellement libres. Ô rage, ô désespoir, je ne suis pas une coquille vide. Je ne t’ai pas attendu. Malheur. Voilà que les portes de la liberté se ferment devant moi alors que j’avais entraperçu son éclatante lumière. Me voilà à son seuil. Forcé de vivre une « vie lamentable ». Normale. Désespérante.

Tu es désespérant dans ton attitude de sauveur qui crache à la gueule de ceux qu’il veut convertir ; désespérant dans ta certitude de valoir mieux que tout le monde ; désespérant dans ton incapacité à esquisser l’ombre d’un doute ou d’une incohérence. Tu te veux limpide, lapidaire, tranchant dans le vif. Laisse moi te dire que tu n’es qu’une sombre merde. La mise en scène de ta radicalité est pathétique. Tu n’as rien trahi, Constance, tu t’es mis à feindre la trahison (à la « performer » si tu préfères). Tu en as fait un spectacle, un business littéraire. Tu meurs d’envie de choquer des bourgeois et qu’ils te disent que tu es indécent et vulgaire. Tu gesticules, tu parles fort, tu t’énerves, mais tu n’as rien à dire qui vaille le détour. Qu’est-ce que ton parcours vie ? Tu nous l’exposes chapitre 9 : Tu as arrêté d’être avocat parce que … tu ne pouvais pas sauver les pauvres de la justice de classe. Tu as donc considéré qu’ils méritaient la merde dans laquelle ils étaient et tu t’es mis à vouloir frapper des clodo dans la rue. Rien que ça ! Tu m’en diras tant ! C’est passionnant ce qui se passe dans ta tête. Est-ce qu’on a vraiment envie d’en savoir plus ? Moi j’ai déjà ma dose. Mais Chapitre 11 : tu donnes tout : « les gens ont besoin qu’on leur crache à la gueule, qu’on leur explique que ça suffit avec la vie lamentable ». Tu as une recette simple comme bonjour : il faut choisir, « ce qui compte c’est la décision ensuite tout est simple ». Et tu t’enfonces. Et vous, vous choisissez quel camp ? Celui des boloss aliénés ou celui des vrais qui savent ? Merci Constance pour tes lumières. Voilà un mystère résolu. Il manquait juste un gosse de bourge mégalo qui se prend pour le messie et crie à tu-tête : la servitude est volontaire, il suffit de le vouloir pour être libre. Il nous fallait l’élite intellectuelle pour nous expliquer du haut du monde des idées, que la merde dans laquelle nous nageons, nous les pauvres, nous pouvons en sortir à tout moment. Il suffit de le vouloir pour être libre, en voilà une révélation ! Mais avant la liberté, tu nous engage à : « tout brûler ». Et voilà le portrait de toi par toi-même : Un intellectuel individualiste mégalo et nihiliste … Quel beau traître à ta classe tu fais !

Constance, mon chou, c’est difficile de redescendre de la colère que me procure la lecture de ton livre. Je n’aurai pas assez d’une lettre pour ça. Au lieu de déverser des hectolitres de critique cynique, je vais essayer de t’expliquer d’où me vient cette colère Pourquoi ton dégueulis ne me glisse pas dessus.

Je ne suis pas très bienveillant avec un type de personnes en particulier : celles qui viennent me prêcher sans nuance une parole que j’ai moi-même prêché, puis rejeté. C’est l’heure d’un autre « moi aussi ». Moi aussi, j’ai été individualiste forcené, à cracher sur les damnés de la terre parce qu’ils se complaisent dans la misère. J’ai été nihiliste anti-civilisation, à souhaiter qu’on crève tous dans un incendie planétaire. J’ai écris anonymement quelques torchons d’un mépris sans nom (de ceux que je ne revendiquerai jamais publiquement). J’ai été un moine-soldat de différentes causes, persuadé que mes choix de vie étaient le plus pertinents au monde. J’ai craché sur ma famille, mes amis, mes amours quand ils ne se conformaient pas à ce que j’exigeais d’eux. J’ai rompu des relations longues en un claquement de doigts. J’ai chié à la gueule de mes compagnons de route parce qu’ils n’étaient pas assez cohérents. Ça te rappelle quelqu’un ?

Ce vécu commun pourrait me faire dire « je te comprends ». Il n’en est rien. Je ne comprends pas qu’on puisse être aussi méprisant. Je ne comprends pas qu’on prêche des recettes miracles qui ne seront bonnes que pour nous-même et seulement un temps. Je ne comprends pas qu’on se complaise dans le nombrilisme. Je ne comprends pas cette quête de vérité transcendante. Je ne comprends pas l’absence totale d’humilité. Sincèrement, c’est pas une figure de style, je ne me comprends pas. Je ne comprends pas comment j’en suis arrivé là, et puisque je ne passe pas mes journées sur le divan d’un psychanalyste j’imagine que ça sera l’énigme de ma vie. Ce que je sais aujourd’hui, c’est que je suis immunisé. Il n’est pas né celui qui me prendra de nouveau de haut, pour me dire d’un ton culpabilisant ou dédaigneux quoi faire de ma vie, avec qui et comment. Si je combat l’aliénation sociale, ce n’est pas pour suivre un énième gourou de la révolution. Manque de bol pour toi, j’ai été disciple de trop d’entre eux, je t’ai reniflé à mille lieux.

Je te souhaite qu’on te traite comme tu traites les autres : comme de la merde. C’est à mon sens le seul conseil avisé qui vaille. La seule manière de sortir du cercle vicieux de l’autosuffisance méprisante : le boomerang. Le prendre en pleine poire, ça peut remettre les idées en place, si si je t’assure. Alors excuse-moi si j’ai été trop gentil. J’aurais aimé savoir te chier dessus comme tu m’as chié dessus. Je ne suis pas certain d’avoir réussi. Tu en tiens une bonne couche. Et je ne vais pas en écrire un roman.

Bien à toi,

un anarchiste

PS : Mais si tu m’offres tes royalties, je veux bien continuer. Ça mettrait du beurre dans les épinards. A défaut de rendre ma vie moins lamentable, ça la rendra peut-être plus supportable. Chez moi on ne crache pas sur l’argent aussi facilement.