Ni dieu ni maître #2

Encore un soir de seum et de tristesse, à regarder en chialant un documentaire sur la pédocriminalité dans l’Église catholique romaine. Un soir où j’ai envie de crier. De tout cracher. Ma désolation, devant le massacre. Des vies marquées aux fer rouge, par cette institution religieuse.

Et ce n’est pas parce que je suis féministe ou anarchiste que ça me révolte. Mais parce que j’ai grandi dans cette Église. Qu’elle m’a bercé jusqu’à ma majorité. Qu’elle a creusé une place dans mon cœur. Et quoi que cette institution de mort fasse, elle reste en moi. Elle fait partie de moi. Alors quand, encore une fois, je constate ses crimes, je suis touché au cœur. Déchiré. Et ne me dites pas que c’est con ou quoi. Je n’y peux rien. Je ne suis plus pratiquant depuis une quinzaine d’années, mais on ne se défait pas de son éducation comme ça. Je ne le souhaite même pas. J’ai aimé grandir là où j’ai grandi. Si je n’ai jamais cru à la sainteté de l’Église catholique, c’est que dans ma famille, l’Église était une communauté humaine. Quelque chose de social. Une convivialité, une joie d’être ensemble. Et quand l’Église a cessé d’être ça pour moi, je l’ai quitté. Avec déjà à l’époque le seum et la tristesse.

Je ne sais pas parler de l’Église dans l’abstraction. J’ai commencé à lire le rapport de la Commission indépendante d’enquête sur les abus sexuels dans l’église (la Ciase). Ce pavé qui décrit noir sur blanc des faits qui ne m’étonnent pas. Je ne suis pas choqué par ce que j’y lis. Ça peut paraître cynique dit comme ça, mais apprendre qu’il y a eu en France 330 000 gosses violés par des responsables catholiques (laïcs ou religieux) depuis 1950, ça ne m’a pas étonné. Ça me fout le seum, ça m’attriste. Mais ça ne m’étonne pas.

Gamin, j’ai passé tous mes été dans des camps de vacances de l’Action catholique de l’Enfance (ACE). A 17 ans, j’ai appris l’incarcération du directeur de ces camps pour pédocriminalité. Le père, et l’oncle de mes amies d’enfance. Un mec que je connaissais depuis toute petite. Un bon catholique, bénévole dans cette association depuis 20 ans. Emprisonné pour avoir violé plusieurs de mes camarades pendant de nombreuses années. C’est le genre d’info qui ne passe pas comme une lettre à la poste.

J’ai 17 ans quand ma mère engage cette discussion sérieuse. Un animateur de l’organisation, qui encadrait les tous petits à mon époque vient d’être arrêté par la police pour agression sexuelle sur mineur. Elle me demande si je vois de qui il s’agit. Je donne un nom. Ce type a toujours été trop chelou. Trop tendre, tactile, trop amical. Elle s’étonne. Ce n’est pas lui qui a été arrêté. Le mec à qui je pense, le mec célibataire de 40 ans qui invitait des gosses à dormir seuls chez lui, ce n’est pas lui le coupable. D’accord il n’a rien fait, mais pourquoi j’ai pensé à lui ? Pourquoi, encore aujourd’hui, quand on reparle de ce type avec les potes, on se raconte des histoires glauques ? Histoires de gosses qui à 10 ans, avaient peur de se retrouver seul-es chez lui.

J’ai pas attendu le rapport de la Ciase pour comprendre que dans cette association, on était encadré-es par des prédateurs. Et je ne dis pas ce mot à la légère. Dans les organisations de jeunesse catholique que j’ai fréquenté, les prédateurs avaient des postes à responsabilité. Mais j’ai mis un moment avant de m’en rendre compte à quelle poit la responsabilité était partagé.

J’ai 15 ans quand je quitte le MRJC, Mouvement rural de jeunesse chrétienne. Il fait partie d’un réseau d’organisations catholiques d’éducation populaire. J’ai grandi dedans. Depuis toute jeune j’y suis investie. J’avais 7 ans à mon premier camp d’été. Celui de l’été de mes 15 ans sera mon dernier parce que je viens d’apprendre un truc chaud. Il se dit de moi que je suis une salope. Dans mon dos. Que je drague un mec différent à chaque été. Que c’est jamais sérieux. Une salope quoi ! Je ne sais pas d’où vient la rumeur, mais elle fait mal comme un coup de poignard. Je croyais qu’on était une famille, ou quelque chose du genre. Je croyais qu’on valait mieux que ça. Je me tire. Pendant quelques mois je vais voir dans une autre ville que la mienne si l’organisation y est la même. Je sors avec un type là-bas. La mascotte locale. Actuellement en service civique et bientôt salarié de l’organisation. Avec lui ma première fois est une mauvaise expérience. J’ai 15 ans il en a 18, et je ne me sens pas à l’aise avec lui. Qu’il soit plus vieux que moi de 3 ans. Qu’il sorte systématiquement avec des meufs bien plus jeunes que lui, ça ne choque personne au MRJC. On en rigole plutôt. Après avoir eu ma virginité, il en demande toujours plus. Je galère à le quitter.

Quand à 17 ans je me rappelle de ça, c’est avec de l’amertume. La rage viendra dix ans plus tard.

J’ai 27 ans. Le MRJC est loin de moi. J’emménage dans la ville de ce type. Je participe à une manif féministe quand une meuf que je ne reconnais pas m’interpelle par mon prénom. Elle a été l’ex de ce type. Elle m’apprend qu’elles sont 3 à avoir porté plainte contre lui, pour viol. Trois ex à lui. Et me demande si je veux soutenir sa démarche en témoignant chez les flics. Il n’en est pas question, je ne parle pas à la flicaille. Mais pas question de ne rien faire non plus. Alors je recontacte l’organisation et essaye de comprendre comment ils gèrent le truc. Terriblement mal. L’histoire ne doit pas se savoir pendant qu’ une commission travaille en secret à faire la lumière sur cette histoire. J’écris un texte que j’envoie à tous les contacts qu’il me reste au MRJC. Il fait quelques vagues. J’y avance qu’il y a un problème structurel dans l’organisation et que ce n’est pas à une commission secrète de le régler. J’avance que l’organisation est une grande famille, où règne la loi du silence sur les agressions sexuelles. Que la famille est le lieu privilégié des violences sexuelles. Qu’il serait temps de questionner la culture du viol dans l’organisation. Sans trop de surprise, j’en demande trop. La commission prendra deux ans pour rendre ses conclusions : l’organisation en elle-même n’est pas responsable. Soit disant, seuls les responsables locaux ont merdé, et on les met à l’amende. J’ai été naïf. J’ai cru l’espace d’un moment, que ce milieu était capable de lever le voile sur la culture du viol, celle qui fait que des prédateurs se retrouvent à des postes à responsabilité. Mais certaines choses ne changent pas.

Ça fait quelques années que je suis féministe. Et maintenant j’ai les mots. Je n’ai pas peur de dire la culture du viol. D’expliquer comment elle se matérialise, comment elle se perpétue dans un climat où règne la loi du silence. À mon texte, une femme que je connais depuis tout gosse et qui a l’âge de mes parents me fait une réponse personnelle : j’exagère quand même. L’organisation ne promeut pas la culture du viol et la famille n’est pas le premier lieu de la violence sexuelle. J’ai une vision biaisée de la réalité. Je dramatise. Ce sont des cas isolés. Pas de quoi faire tant de bruit. Bien sûr tout le monde ne réagit pas comme ça. Je reçois quelques mots de soutien. Mes parents sont derrière moi. C’est déjà ça. Mais c’est pas grand-chose. Et j’ai l’impression de lutter contre des moulins à vent. Je ne vois pas quoi faire de plus. Et cette impuisssance me fait mal. Dur de constater que je ne suis même plus audible auprès de ceux qui m’ont vu grandir. S’ils ne m’écoutent pas moi, qui écouteront-t-ils ?

Quelques temps après tombe le rapport de la Ciase. Je dois dire que je ne saute pas dessus. J’appréhende ce que je vais y lire. Pas tant que ça me surprenne. Je suis de ceux à qui on dit qu’ils exagèrent, pas de ceux qui tombent des nues. Non, ce dont j’ai peur, c’est que ce rapport me dise que j’avais raison. J’ai peur de lire dans ce dossier une analyse documentée qui arrive à une conclusion que je dénonce depuis un moment. J’ai peur d’avoir raison, parce que quelque part, je me suis mis à espérer avoir tort. Je suis le féministe radical qui voit le mal partout… Mais qu’est ce que je ferais d’une preuve qui montre qu’il est vraiment partout dans l’Église, ce mal ?

Cette commission indépendante, après un audit de plusieurs années, conclue : l’Église catholique de France a été le lieu d’agressions sexuelles sur 330 000 mineurs ces 70 dernières années. C’est sans compter les viols de religieuses ou d’adultes vulnérables. Et j’ai beau dire des trucs comme « je n’attends rien de cette institution de mort », quand le président de la Ciase dit « le problème est structurel », moi je m’effondre en larme. Ce type me dit : il y a un problème de fond, et il peux le prouver. A ce moment-là, je n’en ai rien à foutre que l’église se saisisse du bordel. Je ne me réjouis pas non plus que les derniers croyants intègres demandent à être débaptisés. Je n’ai pas l’impression de vivre un moment historique. J’ai juste l’impression de n’être plus seul à crier dans le vent.

C’est une image laïcarde partagée : les curés sont des pédophiles. Une sorte de ressort comique. Ça ne m’a jamais fait rire. Même dans Charlie Hebdo, la dérision du viol d’enfants ne m’a jamais fait rire. C’est une blague marrante entre gens qui pensent que la pédocriminalité c’est chez les autres. Dans mon milieu catholique de gauche, on était choqués par ce genre de blague. On ne niait pas que ça existait, non. Mais on pensait que ça ne parlait pas de nous. Ça valait seulement pour les autres catho. Les catho tradi. Les grenouilles de bénitiers. Les intégristes. Les réfractaires à Vatican II. Mais pas les catho de gauche. Nous qui défendions l’amour du Christ, le respect, la tolérance. Nous qui défendions une église faite par les croyants, pour les croyants. Nous étions au dessus de ça. On se croit toujours épargné par la culture du viol. On croit toujours qu’elle sévit ailleurs. Que le pédocriminel, le violeur n’est pas notre compagnon de route. Ça nous coûterait trop de s’imaginer un instant que si on n’en parle pas, c’est parce qu’on a rendu cette idée impensable. Ça se passe ici, et c’est impossible d’en parler. Voilà comment on garantit la culture du secret qui maintient la culture du viol.

J’entends les laïcards scander : les curés sont des pédophiles. Je me dis qu’eux aussi s’imaginent que le pédocriminel, c’est l’Autre. L’intégriste, le tradi, la grenouille de bénitier. Ca les rassure de croire toujours que le viol sévit ailleurs. A tort. Non, décidément, « Tous les curés sont des pédophiles », ça ne me va pas comme phrase, parce qu’il y a tellement chose que ça ne dit pas. Qui a parlé. Qui en est mort. Qui on a muselé. Qui parle encore. Qui savait avant. Qui enterre encore. Qui a agressé. Qui a violé.

Et c’est quoi l’étendu de ce bordel ? C’est quoi l’étendu du déni ?

Le rapport de la Ciase répond en partie à ces interrogations. Mais ce rapport est froid. Il manque de corps. De ces corps qui parlent, et que cette fois-ci on entend. Je n’arrive pas à venir à bout du rapport. Ce n’est peut-être pas bien grave. Mais je n’arrive pas à lire grand-chose sur le sujet non plus. Je ne suis pas sûr d’avoir les épaules.

Alors je regarde ces documentaires et reportages. Il en sort un tous les six mois en ce moment. Les religieuses abusées. Les handicapé-es violé-es. Les gamines réduites en esclavages dans des couvents. Les gosses autochtones assassinés au Canada. Les morts suspectes dans les orphelinats catholiques. Et cætera. Et cætera. La liste s’allonge et ne s’arrête pas. Chaque documentaire creuse mon seum et ma tristesse.

Moi qui trouvais encore un peu de réconfort et d’apaisement à passer le porche d’une église, je n’y arrive plus. C’est con hein, ça ne devrait pas me toucher. Moi qui suis anarchiste… Aujourd’hui, ce lieu n’est plus associé au son de la chorale de mon enfance, à l’orgue que jouait mon grand-père ou aux chants de Taizé. Je n’entends plus que les cris de toutes celleux à qui on a demandé de se taire. Des cris étouffés. Et je me retiens de crier avec eux.

Ce soir le documentaire m’a pris aux tripes. C’était des vieux vendéens qui parlaient. Des femmes et des hommes. Ils ont l’âge de mes grands-parents. Ils ont lutté pour recevoir une « compensation financière » de la part de l’Église. Mais surtout, pour être reconnus comme des victimes, et faire connaître les noms des coupables.

L’un d’eux parle du témoignage qu’il a livré à l’Église, et de la synthèse qui lui en a été faite. Un document officiel qui transcrit les violences subies et l’impact qu’elles ont eu sur sa vie.

« En ce qui me concerne ça a bien été condensé. J’avais peu écrit, comme j’écris pas trop, tu sais bien. Pis je fais beaucoup de fautes alors … J’osais pas trop écrire. Mais ils ont bien repris les faits, les conséquences.[…] C’est quand même un grand jour aujourd’hui, moi ça m’émeut. Et moi ce document, je voudrais que mes enfants le donnent à mes petits-enfants, et que mes petites-enfants le donnent à leurs enfants. Et ça, ça va être mon testament. »

La reconnaissance des crimes de l’Église pour testament. Moi, ça me touche à un point que je ne peux pas décrire. Parce que si cet homme n’est pas mon grand-père, il n’empêche que j’hérite de ses plaies et de ses luttes. Pas le genre d’héritage dont on se réjouit. Pas le genre d’héritage dont on parle facilement. Pas le genre d’héritage que comprennent des laïcards. A mon grand désespoir.

 

 

 

 

Ressources sur le sujet:

Films documentaires ou reportages :

sur la CIASE, Commission inpendante d’enquête sur les abus sexuels dans l’église (de France)